Le Temps - du lundi 25 février 2013 - Genève internationale

Une guerre sans soldats

Propos recueillis par Luis Lema


À quoi vont ressembler les conflits à venir? Directeur général du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), Yves Daccord fait le point sur les guerres de demain qui utiliseront de plus en plus de drones ou de moyens électroniques.

Le Temps: Utilisation des drones (avions sans pilote), robotisation des armées, guerres cybernétiques… La guerre semble en voie de changer de visage. Comment cernez-vous les enjeux à venir ?

Yves Daccord: Le premier constat, c’est que les nouvelles technologies touchent tous les secteurs de nos sociétés, et qu’il n’y a aucune raison qu’elles ne transforment pas aussi la manière dont on fait la guerre. Nous n’avons d’autre choix que de l’accepter. La deuxième évidence, c’est que cela se passe déjà aujourd’hui. L’art militaire est souvent en avance sur la technologie civile. Evidemment, et c’est un enjeu primordial pour nous au CICR, il faut se préparer à ces guerres du futur mais aussi rester pertinents par rapport aux conflits d’aujourd’hui, dont beaucoup restent très similaires à ceux qui pouvaient survenir au XIXe siècle. Aujourd’hui, ce sont encore ce qu’on appelle les «small arms», les petites armes, qui font de loin le plus de morts.

Cela dit, si je devais résumer ce que les nouvelles technologies vont permettre, et permettent déjà, c’est de mener sinon une guerre à distance, du moins des actes de guerre. C’est en quelque sorte la guerre rêvée: être capable de combattre sans engager un seul de ses propres soldats sur le terrain. Or, cette manière de faire a un impact non seulement sur les armes utilisées, mais aussi sur la qualification de l’ennemi, sur le droit impliqué, ainsi que sur sa propre société.

– Le symbole de cette guerre à distance est aujourd’hui le recours aux drones…

– C’est en effet une partie de la thématique, même si l’ambition, c’est de parvenir à des armes robotiques qui auront leur propre autonomie sur le champ de bataille, mais aussi le cyberwar, la guerre cybernétique. Pour un pays, aujourd’hui, il est devenu beaucoup plus intéressant de faire la guerre de cette manière, qui rend les pertes minimes dans son propre camp et qui garantit dans le même temps un choc maximum sur l’ennemi: non seulement cela tue des gens, mais cela donne l’impression de pouvoir les frapper en permanence. C’est un message psychologique très important.

– Cette évolution est-elle le résultat de la doctrine du «zéro mort», développée notamment par les Américains par le passé ?

– Dans la doctrine américaine, les années 90 ont été marquées par l’idée de dominer psychologiquement l’adversaire. Au départ, lors de la première guerre du Golfe, on écrase l’ennemi par une puissance dix fois supérieure à la sienne. Les Américains ont ensuite poussé cela plus loin avec la domination technologique. C’est par exemple la guerre du Kosovo. Ce qui a cassé cette doctrine du zéro mort, c’est le 11 septembre 2001. Symboliquement, les Américains étaient prêts à mourir à nouveau, et cela s’est d’ailleurs traduit par un nombre impressionnant de victimes américaines en Irak et en Afghanistan, sans précédent depuis la guerre du Vietnam. Ce qui est intéressant, c’est que ces deux guerres marquantes de notre époque seront sans doute les dernières à se dérouler de cette manière-là. Même les Etats-Unis ne peuvent plus se permettre d’avoir 150 000 soldats déployés à un endroit donné. C’est trop lourd, trop cher, et, politiquement, c’est devenu trop compliqué à gérer.

La seule exception, ce pourrait être une guerre internationale, mais celles-ci sont de moins en moins fréquentes. Il y a certes des conflits qui sont internationalisés, mais la dernière guerre de cette nature, du moins officiellement, a eu lieu en 2008, entre la Russie et la Géorgie. Certains redoutent qu’un conflit «pays contre pays» puisse se déclencher autour de la mer de Chine, mais, en majorité, les guerres continueront d’être de nature interne, avec de possibles soutiens internationaux.

– Peut-on réellement gagner une guerre avec des drones ?

– Beaucoup d’armées sont conscientes maintenant qu’il est devenu très difficile de gagner une guerre par une occupation et que le risque est de rester embourbé dans un théâtre d’opérations dont on ne connaît souvent pas la logique et dans lequel on est confronté à des groupes armés devenus très agiles et performants. Or les coûts économiques de pareils conflits sont devenus ahurissants. On estime que la guerre coûte 800 millions de dollars par jour aux Etats-Unis. L’avantage d’une guerre à distance, qui réduit les inconvénients politiques et économiques, est donc clair. Il sera certes difficile de gagner une guerre aussi de cette manière, mais selon l’analyse des Américains, ramener la stabilité dans certaines régions du monde nécessiterait désormais trop d’efforts. Ils sont arrivés au constat réaliste: il y a moins de moyens à disposition, le pouvoir politique est plus divisé et, en outre, il y a peu d’instruments globaux sur lesquels s’appuyer pour gérer le contexte international, comme on l’a vu au Congo ou en Somalie.

– Mais ces guerres dépendent pourtant de l’accès à ces nouvelles technologies. Est-ce la nouvelle fracture ?

– Ce qu’il faut garder en tête, c’est que, au-delà de l’accès à la technologie, la guerre à distance ne fonctionne que si l’on dispose de suffisamment de force pour rendre la symétrie impossible. On imagine assez mal que les Américains acceptent que des drones d’un autre pays survolent New York. C’est la confirmation des nouvelles guerres dites asymétriques. Et ces guerres ne feront que renforcer l’asymétrie. Un guerrier yéménite, par exemple, qui cherchera à amener la guerre aux Etats-Unis adoptera un comportement qui sera, à juste titre, considéré comme terroriste. On sort donc du cadre classique, d’une relation réglée entre combattants.

Ce phénomène lié à la distance est d’autant plus problématique que les sociétés des pays qui mènent ces actions peuvent ne pas avoir conscience que leur pays est en guerre. Aujourd’hui, par exemple, les pays européens sont conscients d’être en guerre en Afghanistan. Le débat existe sur le bien-fondé de cette guerre, des opinions différentes s’expriment au sein de la société… Mais si demain ces pays utilisaient des drones, je ne suis pas sûr que les peuples ou les parlements de ces pays seraient au clair sur les types d’opérations qui sont menés.

– C’est une guerre pour ainsi dire invisible ?

– Oui, et le cyberwar ne va faire qu’accélérer cela. Car ce qui est très particulier ici, c’est que cela ne se voit pas et que même ceux qui sont attaqués de cette manière tentent de le camoufler. Or, notre expérience montre que l’un des éléments qui permettent de rendre le comportement plus humain dans la guerre, c’est souvent le check and balances dans la société elle-même. A un moment donné, les médias, le parlement, les groupes de pression remettent en question la guerre. Comment est-ce que cela va se passer lorsque la société elle-même ne sera pas consciente d’être en guerre?

– Vu du CICR, quelles sont les autres frontières qui s’évanouissent dans une guerre cybernétique ?

– La distinction entre les objectifs civils et militaires, la question de la proportionnalité, et celle de la précaution minimale, ces fondements du droit international humanitaire, sont plus difficiles à cerner. Comment faire en sorte, en l’absence de tout marqueur clair, qu’un hôpital empli de civils ne soit pas la cible d’une attaque informatique? C’est un énorme souci pour nous, et nous devons être à même d’y réfléchir avec les protagonistes. L’un des dangers que nous percevons, c’est le mélange avec la cybersecurity. Dans ce contexte, on ne distingue plus du tout un acte militaire versus un acte visant à se défendre contre la criminalité informatique. Le risque, c’est qu’un même acte puisse être interprété de manière différente d’un côté ou de l’autre. Ce sera très difficile pour nous de parvenir à une lecture commune, qui s’applique en termes juridiques et même moraux. Or le fait de s’accorder au moins sur une base d’interprétation commune est bien plus fondamental qu’on ne le croit.




Demain, la guerre invisible

Éditorial du lundi 25 février 2013

Luis Lema

Une guerre sans soldats

La guerre n'a jamais été jolie à voir. Mais sera-t-elle plus humaine lorsqu'elle sera devenue invisible? Certes, la majorité des conflits qui meurtrissent la planète continuent de se dérouler «à l'ancienne», de simples kalachnikovs à la main, quand ce ne sont pas des machettes. Mais, de l'utilisation de plus en plus fréquente de drones aux guerres informatiques dont on perçoit ici ou là certaines des éruptions, voilà un temps déjà que les guerres du futur sont devenues progressivement une réalité.

Parce qu'ils finissent de brouiller les frontières entre les combattants et les non-combattants, parce qu'ils sont menés à distance et perdent - pour ceux qui les mènent, pas pour ceux qui les subissent - tout caractère de réalité, parce qu'ils menacent de diluer les responsabilités derrière des programmes informatiques ou des logiques obscures, ces conflits d'un nouveau genre ont de quoi inquiéter. Et ils inquiètent, de fait, particulièrement ceux qui, comme le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), se sont donné pour tâche de réglementer les comportements en cas de guerre et qui doivent percer les secrets bien gardés de ce qui est en train de se préparer.

Pourtant, les interrogations soulevées par l'utilisation de ces moyens de guerre vont bien au-delà des questions de droit humanitaire. États-Unis en tête, les grandes puissances se sont en quelque sorte résignées à un monde dans lequel la stabilité serait absente de régions ou de pays entiers. Les guerres classiques coûtent désormais trop cher, en termes aussi bien économiques que politiques. Voilà sans doute oubliée pour de bon l'idée de «conquérir les coeurs et les esprits», en vogue un temps en Afghanistan; voilà enterrée la bonne vieille formule qui consistait à «faire la guerre pour gagner la paix». La perspective que dessinent les nouvelles technologies est celle d'une guerre en apparence bon marché, qui ne vise au mieux qu'à «contenir» une situation à distance. Et ce au risque d'aggraver encore cette situation plutôt que la résoudre.

Bien sûr, des garde-fous finiront sans doute par apparaître face à cette nouvelle réalité. Mais le temps presse. D'ores et déjà, ces guerres sont à l'oeuvre, qui creusent l'asymétrie entre les combattants, comme l'explique dans nos pages le directeur général du CICR, Yves Daccord. Et qui, au-delà de toutes leurs autres conséquences, rendent plus difficile encore la distinction entre agressé et agresseur.