Le Courrier du 11 septembre 2020 pg.3

  

Suisse  

FOCUS

L’ombre de 1993 plane

  

Tout comme la guerre en ex-Yougoslavie a servi à l’argumentaire sécuritaire lors du vote sur l’achat des F/A-18 en 1993, le gouvernement et la droite veulent transformer le scrutin du 27 septembre en un plébiscite pour ou contre la défense nationale.

En 1993, la guerre en Yougoslavie a pesé sur le vote consacré à l’achat des F/A-18. Le scrutin du 27 septembre pourrait lui aussi se transformer en plébiscite pour ou contre la défense nationale.

  

Gilles d’Andrès

  

GSsA

  

Armée • «C’est un jeu d’ombres chinoises», lâche Tobia Schnebli. La votation de 1993 «Pour une Suisse sans nouveaux avions de combat» se reflète ci et là dans celle du 27 septembre. A l’époque, le Groupe pour une Suisse sans armée (GSsA) avait récolté 500’000 signatures en un mois contre l’achat des F/A-18 actuels. L’initiative avait été au final refusée par 57% des votant-es.

  

Au front il y a trente ans pour le GSsA, Tobia Schnebli et Luc Gilly reconnaissent que bien des éléments ont changé dans la campagne actuelle. Le groupe n’est plus l’unique figure de proue de la contestation, comme lorsqu’il surfait sur la vague de protestations contre l’armée qu’il avait déclenchée à la fin des années 1980, et les opposants aux avions ont lâché du lest. Le Parti socialiste et les Verts, qui occupent désormais le devant de la scène, pointent pour leur part la cherté des en-gins et la pollution qu’ils en-traînent ou questionnent l’urgence à les remplacer, sans remettre directement en cause l’existence de l’armée.

  

Retour vers 1993

  

L’argumentaire de la droite, en revanche, se concentre comme en 1993 sur les exigences de la sécurité helvétique et les bien-faits des affaires compensatoires – qui exigent des investissements du constructeur pour une bonne part de la valeur du contrat des avions dans l’économie suisse, dont un tiers en Suisse romande. Cette fois, les autorités ont soumis au vote le seul crédit de 6 milliards de francs alloué pour l’achat, et non un modèle d’avion précis. Les référendaires dénoncent un «chèque en blanc» et évaluent les dépenses réelles à 24 milliards en tenant compte des coûts d’exploitation et d’entre-tien sur trente ans.

  

Malgré le vertige des chiffres et le flou sur la quarantaine d’appareils qui remplaceront les 26 Tiger et 30 F/A-18 actuels dans le ciel suisse, les derniers sondages donnent un net avantage aux défenseurs de l’enveloppe budgétaire. Pourquoi cette faveur du peuple, alors qu’il avait rejeté à 53,4% l’achat de 22 avions Gripen pour un prix deux fois moindre il y a six ans? «Après le douloureux revers de 2014, le Département fédéral de la défense (DDPS) a complètement revu sa stratégie», indique Tobia Schnebli. Et de rappeler l’échec d’Ueli Maurer, alors chargé de l’armée, qui avait sans cesse vanté les mérites du Gripen suédois, s’exposant à des bourdes et erreurs tactiques dans un contexte où même un comité bourgeois s’était formé pour remettre en cause le choix de l’armée. «Cette fois, la ministre de la Défense, Viola Amherd, a bien préparé son coup, la droite est unie et on agite le spectre de la menace terroriste pour faire croire que la défense aérienne est une nécessité», complète Luc Gilly.

  

Comme en 1993, les pro-avions orientent donc la campagne sur l’opposition ou le soutien à l’armée, abonde le politologue Pascal Sciarini, expert en communication politique à l’université de Genève. Le scrutin prend ainsi la forme d’un «vote de confiance». Une position qui avait permis au chef de la Défense, Kaspar Villiger, de renverser la vapeur en 1993: deux semaines avant le rejet de l’initiative du GSsA, 30’000 Helvètes manifestaient à Berne contre «Une Suisse sans défense».

  

Une «violence latente»

  

L’aggravation du conflit dans les Balkans en fin de campagne avait sonné le glas de l’objet soumis au vote, se souvient Luc Gilly. «Il fallait moderniser la flotte dans l’incertitude du conflit en Europe, et ce, même si les avions de combat n’allaient pas être livrés avant sept ou huit ans.» Aujourd’hui, ce n’est plus l’ex-Yougoslavie qui est au centre, mais «un discours biaisé sur la menace terroriste», relève le militant. Quand bien même les avions de combat de l’armée étasunienne n’ont rien pu faire contre les attentats du 11 septembre 2001.

  

Dans leur rapport 2019 sur l’état de la menace, le Service de renseignement de la Confédération (SRC) et le Renseignement militaire évoquent la «violence terroriste latente». Ils précisent que l’usage de drones miniatures faciles à acquérir et manipuler «pour mener des campagnes de harcèlement ou des attentats semble aujourd’hui plus probable que le détourne-ment d’un avion de ligne», après le renforcement des contrôles dans l’aviation civile depuis 2001. Les dégâts, moindres, peuvent être néanmoins importants en cas de collision avec des avions ou d’utilisation de drones chargés d’explosifs ou de toxiques.

  

GSsA

  

Et plus loin: encore aujourd’hui, «des avions de ligne peuvent être détournés en vue d’un crash ciblé ou de petits avions chargés d’explosifs avant d’aller s’écraser sur des cibles molles ou des infrastructures critiques». Aucune précision en revanche sur l’utilité des avions de combat mobilisés contre des appareils civils transformés en engins de mort ou des drones tueurs (lire ci-dessous).

  

Ombres sur le scrutin

  

Les débats de cette année se concentrent finalement moins sur l’efficacité des avions que sur les dangers potentiels. Toute menace alimentant l’inquiétude des Suisses paraît bonne à prendre: la pandémie de Covid-19, bien qu’évoquée par la gauche pour démontrer qu’il y a plus urgent à faire avec 24 mil-liards de francs que de renouveler la flotte aérienne, sert tout autant à l’autre camp, comme l’observe Tobia Schnebli: «Elle renforcerait l’attractivité des avions en démontrant qu‘on ne sait jamais d’où vient le danger.» Cela même à l’heure de risques très concrets et directement mesurables, qu’ils soient climatiques, sociaux ou sanitaires.

  

«Avec la montée de régimes non démocratiques et les tensions internationales qui augmentent partout, nous vivons dans un climat de plus grande incertitude qu’il y a dix ou trente ans», explique Pascal Sciarini. L’impression de guerre permanente à l’extérieur de la Suisse et le sentiment diffus d’insécurité sont favorables aux promesses de sécurité de l’armée via les avions de combat.Un autre élément pourrait jouer en faveur des défenseurs des avions de combat, d’après le politologue: le calendrier très chargé du 27 septembre, avec cinq objets fédéraux soumis au vote. L’initiative de limitation de l’UDC est sur le devant de la scène, primant sur le crédit pour l’armée qui bénéficie d’une campagne réduite. Rien de commun avec les manifestations géantes et la course aux tracts qu’avait entraînées l’initiative du GSsA en 1992 et 1993, même si l’objectif de part et d’autre était alors le même qu’aujourd’hui. I

  

  

  


  

  

QUELLE PROTECTION POUR QUELLES MENACES ?

  

Si le peuple approuve le crédit de 6 milliards de francs le 27 septembre, les Forces aériennes disposeront à l’avenir de nouveaux avions de combat. Quel que soit le résultat du scrutin, elles auront aussi un système de défense sol-air longue portée modernisé et des drones de reconnaissance achetés à Israël.

  

Pas de discussions sur ces dernières acquisitions: les crédits avalisés par le parlement, respectivement via le programme d’armement 2015 et le programme Air2030 pour la protection de l’espace aérien, ne sont pas soumis au référendum facultatif comme les avions.

  

Le système de défense sol-air longue portée doit être acquis pour un montant de 2 milliards de francs au maximum, indique le Département fédéral de la défense (DDPS). Dans son Message sur l’acquisition de matériel d’arme-ment 2015, l’exécutif a crédité 250 millions de francs pour le remplacement du système de drones de reconnaissance 95 (ADS 95) devenu obsolète.

Mis hors service début 2020, après plus de vingt ans d’exploitation, celui-ci s’apprête à être remplacé par six drones de reconnaissance 15 livrés par la société israélienne Elbit Systems. Des appareils bien moins chers que des avions de combat mais qui ne peuvent s’occuper de défense ou de police aérienne à leur place, assure Kaj-Gunnar Sievert, chef de la communication chez Armasuisse.

Les avions de combat seraient les seuls à pouvoir assurer des missions de défense que ni les drones ni le système de défense sol-air ne peuvent effectuer seuls. Soit, en cas d’attaque armée contre la Suisse, empêcher un adversaire d’obtenir la supériorité aérienne et appuyer les troupes au sol au moyen de frappes sur des cibles ennemies et via la reconnaissance aérienne; ou identifier une attaque terroriste potentielle par les airs et la contrer avec le soutien du système DSA (sol-air).

  

D’aucuns jugent ces risques peu vraisemblables ou trop difficiles à combattre efficacement, même avec les avions les plus sophistiqués. Le Parti socialiste a commandé au think-thank étasunien ACAMAR une étude qui préconise l’achat d’appareils plus légers et bien moins onéreux couplés à une meilleure défense sol-air pour une protection du pays plus réaliste du point de vue des dangers. La menace la plus sérieuse serait l’envoi, par erreur ou non, de missiles balistiques de courte et moyenne portées en cours de prolifération dans le monde mais qu’un bon système de défense sol-air pourrait le plus souvent anéantir.

  

De leur côté, les auteurs du rapport 2019 sur l’état de la menace rejettent l’option d’appareils plus légers, avions ou hélicoptères, pour les mêmes raisons que les drones. Pas question non plus de réduire les dimensions de la flotte: «Un nombre suffisamment élevé d’avions de combat sera nécessaire à l’avenir également.» En cas de tensions accrues, une quarantaine d’unités doivent permettre d’assurer une présence permanente dans les airs d’au moins quatre avions pendant au moins quatre semaines.

GDS

  


  

  

éditorialNON

  

CONTRE LA COURSE À L’ÉCHALOTE

  

LAURA DROMPT

  

Il y aurait mille autres débats à mener en priorité. Mais, tandis que la rue résonne des manifestations féministes, antiracistes ou pour la préservation du climat et que la pandémie mondiale de Covid nous questionne sur l’avenir social, économique et culturel du pays, il faut dire si oui ou non la Suisse investira 6 milliards de francs dans des avions de chasse.

  

Ne nous le cachons pas: un Etat souverain crédible a besoin de mener des missions de police de l’air. Avec les organisations internationales qu’elle accueille, la Suisse doit assumer cette responsabilité et faire montre d’un minimum d’indépendance. Mais il est question, dans le vote du 27 septembre, d’acheter des avions de guerre bardés d’équipements de haute technologie pour appuyer des combats au sol...

Et, quel que soit le résultat du 27, l’armée suisse prendra du muscle car ses programmes d’armement prévoient une batterie de missiles sol-air et de drones achetés à Israël – dont l’industrie teste son matériel en Cisjordanie au mépris du droit international. D’ailleurs, plus d’un tiers des 6 milliards sur lesquels les Suisses statueront est déjà alloué au budget de l’armée. Une perte raisonnable en comparaison des 24 milliards que coûterait au final cet achat de 40 appareils, en tenant compte de leur entretien.

  

Au-delà des finances, il y a la question des risques les plus crédibles d’attaque contre la Suisse et la réponse la mieux adaptée. Les flottes aériennes française ou étasunienne n’ont été d’aucun secours face aux attaques terroristes subies ces vingt dernières années. On ne voit pas davantage ce que des avions de chasse pourraient produire comme effet contre les cyber-attaques, capables de paralyser un pays entier. Sans parler du dérèglement climatique, menace la plus urgente qui pèse sur le vivant à l’échelle planétaire.

  

La Suisse ferait mieux d’accrocher ses espoirs ailleurs que dans 40 avions et de sortir de cette logique guerrière alimentée par la peur. Par sa neutralité affichée, sa tradition des bons offices et sa situation géographique, entourée de pays amis, la Suisse pourrait s’afficher en exemple de désescalade militaire. En 1989, l’initiative populaire du Groupe pour une Suisse sans armée (GSsA) marchait bien sur deux jambes: démilitarisation d’une part et politique globale de paix de l’autre. Plus que jamais, la Suisse a un rôle à jouer dans cette partition, en œuvrant activement à la paix plutôt qu’en salivant devant de mesquines affaires compensatoires à l’achat de nouveaux engins de mort. I

  

GSsA