LE COURRIER        LUNDI 28 SEPTEMBRE 2020        pg.6        SUISSE

 

L’armée sent le vent du boulet

 

L’achat de nouveaux avions de chasse devisé à 6 milliards de francs passe la rampe de justesse. La gauche et le Groupe pour une Suisse sans armée appellent les gagnants du jour à la modestie.

  

LAURA DROMPT

  

votation
NOUVEAUX AVIONS DE COMBAT        OUI : 50,1%        NON : 49,9%

 

 

Avions de chasse • «Sur le fil», résume le co-secrétaire politique du Groupe pour une Suisse sans Armée (GSsA), Thomas Bruchez. Que de souffles suspendus, dimanche, au résultat du vote sur l’achat de nouveaux avions de combat! Au cours de la journée, le résultat a oscillé du oui au non, se fixant finalement à 50,1% de votes favorables.

A un cheveu, donc, représentant 8670 voix d’écart. Et faisant mentir les sondages de ces dernières semaines qui annonçaient près de 60% de oui. La maigre victoire a pris de court les milieux pro-armée. L’UDC s’est ainsi déclarée «surprise». «Heureuse du verdict», Viola Amherd, conseillère fédérale en charge du Département fédéral de la défense, de la protection de la population et des sports (DDPS), s’est concentrée sur les prochaines étapes d’acquisition des engins. Le GSsA et la gauche appellent à tenir compte des 49,9% et annoncent une stricte surveillance du processus d’achat qui devra être des plus transparents, sous peine d’une nouvelle initiative populaire.

 

«On aurait pu avoir ces 8000 voix»

 

«J’espère que ça les fera réfléchir», philosophe le militant du GSsA Luc Gilly. Qualifiant le résultat d’«inattendu», il le trouve aussi «insupportable». Perdre à si peu d’écart lui est difficile. Surtout, il est déçu de voir que le débat stagne au fil des ans.

La conseillère aux Etats écologiste Céline Vara (NE) s’enthousiasme pour sa part de ce résultat «inespéré». «Nous avions de bons arguments, c’est vrai. Ne serait-ce que le montant en jeu, 24 milliards... on a de la peine à se l’imaginer. La gauche s’est montrée forte, elle qui est minoritaire au parlement. Dans la commission de la politique de sécurité, cela me permettra de taper du poing sur la table.» Son regret: «Ces 8000 voix qui manquent, on aurait pu les avoir.»

«Qu’aurait-on pu faire de plus?», s’interroge son homologue socialiste Carlo Sommaruga (GE). «Il s’agit d’un excellent résultat», qu’il invite «le Conseil fédéral, l’armée et le parlement» à garder en tête. «Malgré la libération des 6 milliards, il y a peut-être lieu de revoir le plan», espère-t-il.

Observant que les 49,9% engrangés vont au-delà des forces vives de la gauche, il ajoute que, sur la fiscalité ou les avions, les votes de dimanche laissent entrevoir des personnes à faible revenu qui ne veulent pas «jeter l’argent par les fenêtres».

 

«Message clair» pour la droite»

 

La conseillère nationale Jacqueline de Quattro (plr/VD) fait partie des vainqueurs du jour. Elle voit là un «vote de confiance de la part de la population, qui n’a pas voulu renoncer à sa souveraineté».

Elle entend les «inquiétudes légitimes sur l’utilisation des 6 milliards de francs». «Le message est extrêmement clair, les élu-es de droite l’entendent.» Aussi promet-elle un contrôle des dépenses au parlement: cet argent sera «bien investi», dans des avions «qui dureront trente ans».

Le comité de soutien aux avions dénonçait, dimanche, les «arguments simplistes» de la gauche. Sur le plan financier, entre autres. «Le discours des opposants mélangeait acquisition et entretien des avions, note Jacqueline de Quattro. Comme si, pour une voiture, on tenait compte des frais de parking, des pneus d’hiver, du service...»

   

Le GSsA veillera

   

«Le processus ne fait que commencer», avertit Thomas Bruchez, co-secrétaire politique du GSsA. Avec l’approche de l’acquisition des avions, il s’attend à un lobbying «intensif» et craint pour la transparence des procédures. Il observe que le DDPS et l’armée ont déjà veillé à «en dire le moins possible» sur le nombre exact ou le type d’avions jusqu’à présent. Il attend donc ces acteurs au tournant et son groupe «se garde la possibilité de lancer une initiative populaire pour permettre à la population de s’exprimer sur un projet concret d’achat de nouveaux avions de combat».

L’éventuelle initiative ne dépendrait pas tant du modèle retenu que du contexte général, insiste Thomas Bruchez: «D’un point de vue antimilitariste, aucun modèle d’avion n’est «acceptable. Nous nous battrons surtout pour que les 49,9% de ce vote aient leur mot à dire.» I

  

LE GSsA DÉNONCE UNE «PROPAGANDE MASSIVE»

   

L’armée et la cheffe de la Défense, Viola Amherd, ont-elles outrepassé leurs prérogatives en matière de campagne politique? C’est le reproche du GSsA: «Le résultat du jour a été obtenu grâce à une propagande massive de la part du DDPS qui a clairement dépassé la limite de l’acceptable. Le DDPS n’a pas informé la population de manière objective et mené une campagne de votation non autorisée.»

D’autres ont félicité la conseillère fédérale pour son «engagement», sans pour autant pointer une «propagande». Le vice-président du Parti socialiste, Roger Nordmann, a estimé que «cet achat n’a été accepté que parce que Viola Amherd a fait une bonne campagne». Même analyse du côté de la présidente du PLR, Petra Gössi. Enfin, le président du PDC, Gerhard Pfister, l’a félicitée pour sa campagne «déterminée et engagée».

Ombre au tableau: le net refus dans les cantons latins. La ministre a admis «un plus grand scepticisme envers l’armée» de la part des Romand-es. «Je me suis donné de la peine pour [leur] expliquer l’importance des avions. Apparemment ce n’était pas suffisant.»

 

LDT avec l’ATS

  

  


  

  

COMMENTAIRE

  

Ne pas laisser les milliards pleuvoir

  

Seule la première place comptait, pour le vote sur l’achat de nouveaux avions de chasse. Et elle échappe malheureusement de très peu aux antimilitaristes. La gauche aurait-elle pu faire mieux? Les 49,9% de voix montrent qu’elle a déjà ratissé au-delà de sa base.

Dans la bataille, il y avait deux formes d’opposition. Le camp du GSsA qui refusait tout avion ou budget militaire par principe. Et celui du PS qui appelait à une défense sol-air solide et à se passer des chasseurs pour investir dans des avions adaptés à des missions de police du ciel. Cette division a-t-elle dispersé les voix qui manquaient? A-t-elle, au contraire, rassuré un électorat qui n’aurait pas voté contre l’armée? Il est encore trop tôt pour trancher.

En attendant, la gauche peut se féliciter: sa campagne a fait trembler l’état-major, dimanche. Des heures durant, les défenseurs de l’armée ont craint de ne pouvoir acquérir leurs nouveaux jouets. Les milieux de l’armement, aussi. Quoique fort discrets durant la campagne, ce sont eux qui ont le plus à gagner: un pactole de 6 milliards de francs, à quadrupler si l’on tient compte des frais d’entretien des futurs engins.

Dans les débats acharnés à venir sur le type et le nombre exact d’avions, on ne peut qu’espérer que la voix des 49,9% ne sera pas oubliée. La droite le promet. Elle annonce des avions qui dureront trente ans, des investissements raisonnables et un respect strict du budget. Tiendra-t-elle parole une fois retrouvée l’atmosphère feutrée du Palais fédéral ?

  

LAURA DROMPT