LE COURRIER LA LIBERTÉ  SUISSE - | LUNDI 7 SEPTEMBRE 2020

  

FOCUS - AVIONS DE COMBAT

  

Un lobbying tout en retenue

  

Le 27 septembre, la Suisse votera sur l’acquisition de nouveaux avions de combat, pour un montant maximal de six milliards de francs. Alors que le lobbying du suédois Gripen avait choqué en 2014, les constructeurs des quatre jets en compétition se font cette fois très discrets.

  

Le Courrier

  

DES AVIONNEURS DISCRETS

 

Contrairement à 2014, le lobbying des constructeurs d’avions de chasse reste sur la retenue.

  

PHILIPPE BOEGLIN

 

Armée • Un décor idyllique, et le charme de la tradition. Les courses de ski du Lauberhorn, à Wengen (BE), déchaînent chaque année les passions et attirent la foule. Pour Saab, l’occasion était trop belle. Le fabricant suédois y avait vanté en 2014 son avion de combat Gripen, quelques mois avant la votation populaire. Mal lui en avait pris. Même les partisans du jet avaient critiqué son offensive, et les reproches d’ingérence avaient fleuri. En deux mots, ce lobbying avait raté sa cible.

 

Six ans ont passé depuis le «non» du peuple au Gripen et de l’eau a coulé sous les ponts. Les méthodes de lobbying (défense d’intérêts) ont évolué. Du côté des constructeurs, le scrutin du 27 septembre prochain sur les jets de chasse se prépare différemment. Exit les grandes campagnes tape-à-l’œil et les invitations. Le temps des exposés se voulant avant tout «techniques, objectifs et informatifs» est venu. La discrétion est de mise. On se fait moins voir, moins entendre.

 

A priori, c’est étonnant. Car avec quatre jets en compétition, les conditions semblent réunies pour une danse endiablée, un bal enflammé, un lobbying de tous les instants entre des postulants avides de victoire.

 

Ce calme apparent résulte en partie du type de votation. La question posée au souverain annule la concurrence entre avionneurs. Cette année, et contrairement à 2014, les Suisses ne se prononceront pas sur le modèle ou le nombre de jets, mais seulement sur le principe. Ils diront s’ils veulent ac-corder six milliards de francs au Conseil fédéral pour acheter de nouveaux avions de combat. Et ce n’est qu’en cas de «oui» – les sondages sont favorables – que le gouvernement choisira parmi les quatre compétiteurs: le français Rafale, l’européen Euro-fighter et les américains F-35 et F/A-18 Super Hornet.

 

«Le lobbying est cette année inexistant, car il est sans objet. Les jets ne se font pas directe-ment concurrence et il n’y a pas de débat sur leurs capacités techniques», assène un connaisseur des constructeurs. «Cela ne valait pas la peine de plaider pour ses intérêts: le parlement n’a pas choisi l’avion. Avant le vote de 2014, quand on allait voir les parlementaires, ils nous disaient «le représentant de l’autre avion vient de partir», illustre un lobbyiste chevronné.

 

Un climat adouci

 

Conseil fédéral et parlement se sont bien gardés de trancher et de proposer un jet au citoyen. Tous les constructeurs sont donc dans le même bateau; ils ont tous intérêt à ce que le «oui» l’emporte. Il y a six ans, c’était différent: les fabricants des appareils écartés par les autorités souhaitaient ardemment que le Gripen perde dans les urnes, pour qu’ils puissent ensuite revenir dans la course. Cela s’était traduit par des fuites dans les médias, affaiblissant le chasseur suédois.

 

Un appel à la retenue

 

Cette année, le climat s’est adouci. «Les constructeurs en lice dans Air2030 (le projet sou-mis au vote, ndlr) ont bien intégré la leçon de 2014. Ils observent tous une bonne retenue», constate un officier. «De manière générale, ils ont compris qu’un processus poli-tique est en cours, que la population se prononce sur un principe, et que claironner «mon avion est le meilleur» risque fort d’être contre-productif.»

 

Cette attitude réservée, presque policée, n’est pas due qu’à un effort d’autocritique des fabricants. Le Département fédéral de la défense (DDPS) est passé par là. Angoissé à l’idée de reperdre une votation sur les Forces aériennes, il tient à éviter toute impression de favoritisme ou d’ingérence extérieure. Il rappelle avoir «recommandé aux candidats de communiquer publiquement avec retenue».

Et la ministre Viola Amherd a placé un garde-fou supplémentaire, en interdisant à ses hauts fonctionnaires et aux officiers professionnels de prendre part à des réceptions ou manifestations tenues par des avionneurs ou par leurs pays d’origine. Cela n’a pas empêché les constructeurs de sponsoriser certains événements (voir ci-contre). Mais ils se sont tournés vers les sociétés de militaires de milice et les cercles industriels.

Dans un autre genre, les médias généralistes n’ont certes pas été sponsorisés financièrement, mais invités à quelques séances «d’information». On se rappelle l’apéritif de Lockheed Martin. Et du voyage de presse organisé par Saab en Suède, avant qu’il ne soit exclu du concours pour insuffisances techniques.

Ces sollicitations sont restées éparses. «C’est le calme avant la tempête», prédit un initié, estimant que la bataille démarrera après le vote du 27 septembre, dans la phase précédant le choix de l’avion. «Je pense au contraire que le climat actuel perdurera, juge un autre. Cette année, le dé-bat portera sur la géopolitique, le pays du fabricant, et l’Etat dont la Suisse compte se rapprocher.» Mettre l’accent sur ces aspects permettrait en tout cas au Département de la défense de main-tenir la sérénité... I

  




  

«RESPECT» DU PROCESSUS SUISSE

  

Les constructeurs restent évasifs au moment de donner des indications précises sur leurs stratégies et dépenses de lobbying. Aucun ne s’exprime sur ses concurrents.

  

Le fabricant américain Boeing, père du F/A-18, assure qu’il répondra aux questions après le scrutin référendaire. «Boeing tient à être respectueux de la procédure de votation populaire et de la volonté du peuple suisse de soutenir ou non le projet Air2030 et l’achat de nouveaux avions de combat pour la Suisse», déclare le porte-parole Daniel Moszynski.

L’européen Airbus, concepteur de l'Euro-fighter, évoque également le «respect» des processus politiques suisses. «Airbus, comme d’autres fournisseurs, participe à divers événements en Suisse, comme l’évaluation des vols d’Armasuisse (Office fédéral de l’armement, ndlr) l’année dernière ou le salon aéronautique de Mollis. Toutes les représentations et parrainages d’Airbus DS en Suisse sont soumis à des directives de conformité strictes», souligne Christoph Richterich, de la communication d’entreprise. La société emploie «une agence de conseil politique ainsi qu’une agence de relations publiques en Suisse».

 

La discrétion retrouvée

 

La discrétion se retrouve chez le français Dassault, fabricant du Rafale. L’entreprise «se tient totalement en retrait par respect des processus internes suisses et ne fait pas de lobbying». A propos des moyens engagés, la porte-parole Nathalie Bakhos indique que «notre bureau à Berne est occupé de façon permanente par un délégué général et un délégué aux affaires industrielles dont la mission est de faire l’interface entre le milieu industriel suisse et les sociétés du consortium Rafale».

 

Répondant spécifiquement à la question sur le recours à des militaires de milice suisses, Dassault déclare n’employer «aucun officier ou ancien officier de l’armée suisse dans son équipe de campagne». Au sujet du budget, «Rafale ne communique à ce stade aucun autre chiffre ou information sur le projet d’évaluation en cours».

 

Le quatrième concurrent en lice, l’américain Lockheed Martin, constructeur du F-35, n’est pas plus loquace sur son budget. Son responsable Mike Kelley ajoute que «si nous avons pu faire un peu de sponsoring en 2019, notamment auprès de sociétés d’officiers ou d’organisations industrielles comme le GRPM (Groupe romand pour le matériel de défense et de sécurité), nous avons cessé ces activités afin de suivre les nouvelles règles de la campagne en la matière». Lockheed emploie trois consultants, dont deux officiers de milice de l’armée, et l’ex-conseiller d’Etat bernois Hans-Jürg Käser.

 

La retenue ne semble pas être un vain mot dans cette campagne. Les parlementaires, notamment ceux des commissions de sécurité, témoignent avoir été peu abordés. C’est le cas du conseiller national Thomas Hurter (udc, SH). «Cette fois, cela s’est très bien passé, personne n’a cherché le contact. Ce n’était pas comme en 2014.»

 

PBO