LE COURRIER                LUNDI 24 AOÛT 2020

 

L'armée tient à son site lacustre

  

Les Forces aériennes continuent à s'entraîner dans la Grande Cariçaie, malgré la protection des rives.

  

LISE-MARIE PILLER ET PATRICK CHUARD

  

tirs

  

Lac de Neuchâtel Chaque printemps, le bruit s'entend à des kilomètres sur la rive sud du lac de Neuchâtel. Les pilotes de F/A-18 de l'armée suisse tirent sur des cibles plantées dans l'eau, dans la zone d'entraînement de Forel. Pile au milieu de la réserve naturelle de la Grande Cariçaie. Une réserve où les cantons de Vaud et de Fribourg ont décidé de faire démolir quelque 180 chalets jugés incompatibles avec la protection de l'environnement. Une apparente contradiction qui choque de nombreux riverains. D'autres s'offusquent d'une véritable décharge lacustre, avec des milliers de tonnes de munitions croupissant sous l'eau (lire ci-dessous), comme le montraient les images d'un reportage de la RTS, diffusé le 6 août.

 

Pour l'armée, ces entraînements dans le lac s'avèrent utiles. «Il reste très peu de places de tir en Suisse pour les Forces aériennes. Nous avons encore celle d'Axalp et occasionnellement celle de Wasserfallen, situées en montagne. Forel est la seule à permettre un entraînement en terrain plat, avec des conditions de météo différentes de la montagne», explique le colonel Pierre de Goumoëns, pilote de chasse.

 

«Indispensable»

 

L'armée dispose pourtant d'un simulateur de vol sur la base aérienne de Payerne. «Nous nous exerçons activement sur le simulateur, mais il ne remplace pas les exercices réels, dit Pierre de Goumoëns. Il est indispensable pour la formation des pilotes d'utiliser le système d'armement dans la réalité afin d'entraîner les séquences et les automatismes. C'est comparable aux tirs militaires et aux gestes formels que les soldats doivent apprendre avec un fusil.» Pourquoi ne pas faire ces entraînements à l'étranger, dans des zones plus vastes, à la fois moins peuplées et moins vertes? «Ce n'est pas prévu pas le protocole actuel, mais ce n'est pas exclu dans le futur.»

 

De leur côté, les gestionnaires des réserves naturelles ont un avis mesuré quand on les interroge sur la pertinence de ce stand de tir géant à deux pas des roselières. L'association de la Grande Cariçaie indiquait en 2011, selon un point de vue restant valable, que «paradoxalement, l'usage militaire de ce site n'est pas forcément l'activité humaine la plus dommageable elle et peut même avoir des effets positifs sur la nature». En résumé, l'armée est une source de dérangement mais elle a un impact limité en raison de «la réduction du nombre de jours d'exercice et d'un plan "nature, paysage, armée", qui précise la manière dont doivent se dérouler les entraînements». Le porte-parole, Christophe Le Nédic, ajoute que «l'armée finance de nombreuses mesures de gestion des milieux naturels, avec une contribution de 20'000 à 30'000 francs par année, ce qui constitue un gain significatif pour la réserve».

 

Ces exercices agacent cependant plusieurs élus, alors que la campagne pour l'achat d'un nouvel avion militaire, sur lequel les Suisses voteront le 27 septembre, vient de commencer. «Ces réserves ont une grande importance écologique, c'est un héritage qu'on laisse à nos enfants», rappelle le conseiller national Pierre-Alain Fridez (ps, Jura), membre du comité des opposants. «En plus, je ne vois pas l'intérêt de tirer depuis les airs en direction du sol pour s'entraîner à faire de la police aérienne. L'armée vit dans la logique d'une autre époque.» Jacqueline de Quattro (plr, Vaud), elle aussi membre de la commission de politique de sécurité du National, n'y voit aucun problème: «La collaboration se fait en bonne intelligence avec la Grande Cariçaie, preuve qu'on peut concilier des intérêts en apparence divergents, comme la protection de la population et celle de l'environnement.»

 

Contradiction

 

De nombreux riverains estiment en revanche que la présence de l'armée s'accorde mal avec la nécessité de détruire des chalets dans la même zone: Fribourg a mis à l'enquête en juin une modification du plan cantonal des réserves, prévoyant la démolition des 119 bâtisses situées sur le territoire fribourgeois. Syndic d'Estavayer, Eric Chassot se dit «heurté par cette contradiction. La Confédération nous dit qu'il est indispensable de tirer dans un lac pour assurer la sécurité du pays. La même Confédération prétend qu'il est intolérable de garder des chalets juste à côté. Et les riverains n'ont pas un mot à dire... On invoque Dieu au début de la Constitution mais on ferait mieux d'invoquer le bon sens!»

 

Pour l'État de Fribourg, pas question d'empiéter sur les plates-bandes de l'armée: «Les activités militaires étant d'importance nationale, leur maintien à l'intérieur des réserves a été analysé essentiellement sous ce point de vue», rappelle Francesca Cheda, du Service des forêts et de la nature. L'association de la Grande Cariçaie ne s'exprime pas sur cette comparaison entre jets et chalets, «les choses étant difficilement comparables» et «la question des chalets étant de la compétence des cantons», dit Christophe Le Nédic.

 

LA LIBERTÉ

  

Goumoens

  


  

DES MILLIERS DE TONNES DE MUNITIONS ENGLOUTIES

  

Les exercices de tir au bord du lac à Forel ont commencé en 1931. De 150 à 200 jours par an, ils ont été ramenés à une dizaine de jours en 2019, parallèlement à la réduction de la flotte aérienne (passée de 300 jets en 1994 à 30 aujourd'hui). Ce sont entre 4550 et 5000 tonnes de munitions qui jonchent le fond du lac, selon les estimations du Département fédéral de la défense, de la protection de la population et des sports (DDPS): bombes en béton et en plastique (araldit), grenades, roquettes, munitions de mitrailleuses ou armes d'entraînement guidées. Certains de ces objets pèsent jusqu'à 30kg pièce. Seules des munitions à blanc (sans explosifs) ont été tirées depuis 1950. Il y avait peut-être de la munition de guerre avant. «Nous ne possédons plus d'informations à ce propos dans les archives», dit Daniel Reist, chef de la communication de la défense. Quelques centaines de kilos de projectiles ayant par exemple atterri en dehors ou en bordure du périmètre sont repêchées chaque année. Mais l'essentiel reste sous l'eau. Motif: il n'y a aucun risque de pollution, à en croire l'armée. Une campagne de mesures de la qualité de l'eau l'a démontré en 2015. Repêcher toutes les munitions serait «plus risqué que de les laisser là», estime le DDPS, car «une intervention aussi lourde pourrait avoir des conséquences négatives pour l'écosystème», selon une réponse faite en 2017 à une question des députés socialistes au Grand Conseil fribourgeois Rose-Marie Rodriguez et David Bonny. Quant au coût d'un tel assainissement, il reste inconnu, selon l'armée, puisqu'il n'a jamais été envisagé.

 

LMP/PC