Le jeudi 5 janvier, le Groupe pour une Suisse sans armée (GSsA) a déposé son initiative «pour l’abrogation du service militaire obligatoire».
Il est à prévoir que cette initiative subira un procès d’intention en raison de sa source: un mouvement ouvertement antimilitariste, marqué à gauche. Or, le peuple aura à se prononcer non pas sur un soutien au GSsA, ni sur son objectif stratégique – jamais caché – de suppression de l’armée, mais bien sur une initiative très précise, qui concerne uniquement l’obligation de servir, et aucun autre aspect de l’organisation de l’armée. L’article 59 de la Constitution serait modifié pour avoir, à son alinéa premier, la teneur suivante: «Nul ne peut être astreint au service militaire. La Suisse a un service civil volontaire», remplaçant l’énoncé actuel, «Tout homme de nationalité suisse est astreint au service militaire». Il faudra être de bien mauvaise foi pour prétendre que l’initiative s’attaque à l’armée en tant que telle ou au principe de l’armée de milice, alors qu’elle ne modifie en rien l’article 58 qui stipule que «la Suisse a une armée. Celle-ci est organisée essentiellement selon le principe de l’armée de milice.» La Suisse aurait donc une armée de milice volontaire, tout simplement.
Aux États-Unis, la fin de la conscription était une promesse de campagne du républicain Richard Nixon. Une fois élu, il nomme une commission de 15 membres pour étudier la question, comprenant notamment Milton Friedman, futur Prix Nobel d’économie et qui sera également conseiller économique de Ronald Reagan. L’économiste libéral aura une influence majeure sur les délibérations de la commission, qui finira par recommander la fin de la conscription. Dans un échange célèbre, le général Westmoreland, commandant des opérations militaires américaines au Vietnam, annonça qu’il s’opposait à la fin de la conscription car il ne souhaitait pas diriger une armée de mercenaires. Friedman lui répondit: «Préférez-vous donc commander une armée d’esclaves?»
Car c’est bien sous ce terme qu’il faut ranger une obligation punie, en Suisse encore aujourd’hui, de la prison en cas de refus et qui soumet ceux qui la subissent à des lois particulières (Code pénal militaire). Il est révélateur d’ailleurs que la Convention européenne des droits de l’homme, ratifiée par la Suisse, interdise l’esclavage (article 4). Tout en étant bien forcée de préciser que le service militaire obligatoire ne doit pas être reconnu comme tel.
Si elle vient de la gauche pacifiste, l’idée n’est donc certainement pas un apanage socialiste. La libre disposition de son corps et de son temps est un droit de l’homme fondamental, de même que le principe de l’identité des droits de tous, à l’évidence bafoué par une obligation imposée uniquement aux hommes. De même, si la droite défend parfois des restrictions à l’immigration, les restrictions à l’émigration sont une pratique que l’on croyait réservée à l’URSS. Or, un conscrit qui désire partir plus d’une année en dehors de la Suisse doit actuellement demander une autorisation…
Il n’est pas nécessaire d’être antimilitariste pour s’opposer à l’esclavage. Nixon l’avait d’ailleurs compris, en voyant dans la fin de la conscription une façon de réduire l’opposition à l’implication américaine au Vietnam. Au sein même du GSsA, certains craignent que l’initiative soit à double tranchant: stratégiquement, leur objectif de suppression de l’armée sera plus dur à défendre si l’armée n’impose rien à personne. Ainsi, dans le numéro 88 (hiver 2010) de l’organe officiel du GSsA, Une Suisse sans armée, un militant signale qu’il n’a pas signé cette initiative, s’inquiétant notamment de ses conséquences pour «l’identité du GSsA et plus généralement l’articulation du discours antimilitariste».
Certes, la droite garde un mauvais souvenir du GSsA pour sa campagne de l’année passée contre le droit d’avoir des armes. Mais c’est pour les mêmes raisons qu’il fallait s’opposer à cette initiative-là qu’il faut soutenir celle-ci: le droit d’avoir des armes, c’est aussi le droit de ne pas en avoir. Les personnes qui apprécient l’armée ou le tir les considèrent comme des activités nobles et intéressantes, et qui ne nécessitent donc pas d’y contraindre qui que ce soit. En outre, il n’est certainement pas dans l’intérêt des tireurs et soldats responsables que l’armée continue de prêter des armes à feu à des personnes qui a priori ne voulaient même pas en avoir et qui risquent d’avoir un comportement moins respectueux vis-à-vis de leur arme, et donc d’être moins responsables et moins attentives aux règles de sécurité.
De gauche ou de droite, pacifiste ou militaire convaincu, toute personne soucieuse du respect des libertés individuelles ne peut donc que soutenir cette initiative sans réserve. Indépendamment de ce que l’on peut penser de l’armée, il y a toute la différence du monde entre faire une activité volontairement et la faire sous la contrainte. C’est la différence entre un don et un racket, entre travailler et être esclave, entre faire l’amour et commettre un viol.
Espérons qu’il ne soit pas nécessaire d’être un hippie pour comprendre cette nuance.