BIOTECHNOLOGIES - Pour leurs partisans, les plantes transgéniques sont le meilleur moyen de lutter contre la faim dans le monde. Pourtant, elles font déjà des ravages. En particulier sur le plan économique.
LINDA BOURGET
Le professeur Wilhelm Gruissem est content. Ses recherches sur le blé transgénique sont sur le point de passer à la vitesse supérieure: le mois prochain, il devrait enfin pouvoir semer ses graines génétiquement modifiées en plein air (voir ci-contre). La Confédération a donné le feu vert au chercheur de l'Ecole polytechnique fédérale de Zurich la semaine dernière. Ses recherches visent l'élaboration de céréales plus résistantes aux parasites; une démarche essentielle aux yeux du scientifique.
«Quand je regarde l'agriculture telle que nous la pratiquons, je me dis que ça ne peut pas durer. Si nous continuons comme ça, nous allons assoiffer notre planète, l'épuiser.» Le chercheur de Zurich dénonce les abus de pesticides, l'intensité de l'irrigation et l'épuisement des sols inhérents à l'agriculture contemporaine. Autant de facteurs qui dépouillent la planète de ses ressources et menacent selon lui, l'approvisionnement des générations futures. «Sans compter le défi du très fort réchauffement climatique auquel nous assistons: les plantes que nous cultivons aujourd'hui ne sont pas assez solides pour y résister.» Et pour le professeur, la solution à ces nouveaux problèmes passe forcément - en partie au moins - par les OGM, ou organismes génétiquement modifiés.
Risques non négligeables
Protéger l'environnement et, surtout, nourrir toutes les bouches. Tel est donc le combat mené par le chercheur zurichois. Ironie du sort, c'est aussi celui des pourfendeurs d'OGM. En tête, un autre professeur - de sociologie cette fois: Jean Ziegler, rapporteur spécial sur le droit à l'alimentation des Nations Unies, et fervent opposant aux semences transgéniques. «C'est faux de dire que l'on risque de manquer de nourriture», annonce d'entrée le Bernois. Pour étayer ses propos, il brandit une étude menée en 2006 par la FAO, l'Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture. Selon celle-ci, vu la manière dont les ressources sont exploitées actuellement, la planète pourrait nourrir 12 milliards de personnes sans problème et... sans OGM. «Bien sûr, ce type de plantes permet une amélioration de la productivité», concède Jean Ziegler. «Mais les dangers qu'elles présentent sont tels que ce bénéfice à court terme ne se justifie pas !» Selon la thèse qu'il défend dans "L'empire de la honte", les OGM n'aident guère les mal-nourris. Au contraire: ils affament une partie de la population.
La faute aux brevets
En cause, les brevets dont sont frappées les semences transgéniques. Ceux-ci confèrent à leurs détenteurs - essentiellement des multinationales agroalimentaires (Monsanto, Pioneer, Syngenta, etc.) un important pouvoir sur les paysans: ceux-ci sont contraints de payer des licences sur ces semences chaque année, ce qui les pousse souvent à s'endetter. Et si ces semences sont détectées dans leurs champs sans qu'ils n'en aient acheté le droit, les multinationales leur infligent des amendes considérables.
«Les choses sont plus compliquées que cela», commente cependant le professeur Gruissem. «Dans l'ensemble les agriculteurs, tout comme les consommateurs, profitent aussi de ce renforcement des espèces. Mais ce qui est délicat, et difficile à faire accepter, c'est que les entreprises qui vendent ces semences gagnent beaucoup d'argent.» En 2004, le marché mondial (les semences pesait 34 milliards de francs, et plus du tiers de ce marché était contrôlé par les multinationales.
Dans certains pays, comme l'Inde, leur mainmise est quasiment totale. Et Jean Ziegler dénonce les méfaits, déjà visibles, de cet assujettissement des agriculteurs: «En une année, 17 000 paysans indiens se sont suicidés parce qu'ils s'étaient endettés pour acheter des semis transgéniques qui n'ont pas donné de bonnes récoltes», insiste-t-il.
Rien de nouveau
Jean Ziegler n'épargne pas non plus la technologie des OGM en elle-même. «On ignore encore quelles en seront les conséquences. Mais il y a là potentiellement un véritable danger pour la santé publique !» Un argument non défendable du côté de l'Ecole polytechnique. «L'Homme a toujours manipulé les espèces. Pensez au brocoli: c'est une invention, un résultat de séries de croisements. Dans ces croisements, l'action se situait déjà au niveau des gènes. Aujourd'hui, nous travaillons donc selon la même logique, qui existe depuis des siècles. Nous avons juste des outils technologiques plus développés pour le faire», explique Wilhelm Gruissem. Le rythme et l'échelle de ces développements sont en revanche sans précédent.
Jean Ziegler: "L'empire de la honte", Ed. Le Livre de Poche, octobre 2007
Monsanto, un monde de mensonges
Une des multinationales les plus puissantes du monde, parce qu'elle règne sur plus de 90% des semences génétiquement modifiées de la planète. Une entreprise dont le succès repose particulièrement sur une semence de soja transgénique, le fameux "Roundup ready", qui résiste au puissant herbicide "Roundup", également produit par la firme de St-Louis, dans le Missouri. Une entreprise qui emploie 17500 personnes à travers 46 pays, et qui a dégagé en 2006 un chiffre d'affaires de 7,5 milliards de dollars (8,3 milliards de francs).
Mais Monsanto figure aussi parmi les sociétés les plus controversées. D'abord à cause de ses produits: hier, l'agent orange qui a ravagé les forêts vietnamiennes pendant la guerre contre les USA; aujourd'hui, des semences transgéniques qui contaminent les cultures traditionnelles. Ensuite, à cause de ses méthodes: lobbying, intimidations, mensonges.
C'est cette face obscure de Monsanto que Marie-Monique Robin met à jour dans un livre à paraître le 6 mars, ainsi que dans "Le monde selon Monsanto", documentaire qui sera diffusé dimanche soir sur TSR2. Une enquête de trois ans a permis à la journaliste et réalisatrice française de mettre en évidence les dérives liées aux activités du mastodonte américain. En particulier au niveau des effets sur la santé.
Elle donne par exemple la parole à Robert Bellé, chercheur à l'Institut Pierre et Marie Curie et au CNRS: «Le Roundup a un effet sur la division des cellules», explique le chercheur. «C'est pour ça que l'on dit que pour nous, le Roundup induit les premières étapes qui conduisent au cancer. Nous faisons attention de ne pas dire "induisent des cancers". Parce que les cancers, on les verra dans 30 ou 40 ans.» L'auteure met aussi le doigt sur les dérapages antérieurs de Monsanto: intoxication de quartiers entiers aux PCB (produits chimiques provoquant des maladies mortelles), rapport falsifié sur les méfaits de la dioxine, etc.
Un voyage effrayant au-delà de l'image que veut se donner la multinationale: partisane d'une agriculture durable et d'un environnement meilleur. Et un voyage auquel ne manque qu'une seule voix: celle de Monsanto justement. La firme de Saint-Louis n'a pas voulu s'exprimer dans le cadre d'un travail de recherche dont elle suspectait qu'il ne serait "pas positif" pour son image.
LBT
Marie-Monique Robin: "Le monde selon Monsanto. De la dioxine aux OGM, une multinationale qui vous veut du bien", Ed. La Découverte.
ANALYSER LES RISQUES
Les recherches dirigées par le Prof. Wilhelm Gruissem portent sur la résistance de formes de blé transgénique à l'oïdum. Lorsque ce champignon s'attaque à un champ, il peut y détruire 70% des épis. Après des années d'expérimentation en laboratoire et sous serre, le projet devrait être testé en conditions réelles dès le mois de mars. Plus précisément dans un champ d'un demi-hectare, à Zurich. L'expérience doit mettre à l'épreuve la résistance de ce blé au parasite quand des paramètres tels que vent, pluie, soleil, etc. entrent en ligne de compte. Mais les scientifiques impliqués dans le projet (plus de cinquante chercheurs de presque toutes les universités suisses) analyseront aussi les interactions de ces OGM avec leur environnement: autres plantes, insectes, etc. «Lorsque les Suisses ont accepté le moratoire sur les OGM, Berne a lancé un vaste programme d'étude des risques et des opportunités de cette technologie, le PNR 59», explique Wilhelm Gruissem.
Parmi ces risques, celui de la contamination de plantes extérieures à l'expérience. Pour y pallier les scientifiques misent avant tout sur des obstacles naturels: le pollen de blé est lourd et actif très peu de temps - il se déplace donc peu - et ne peut se déposer que sur un autre épi de blé. Le champ de Reckenholz-Tänikon sera de plus cerclé d'une barrière naturelle d'orge qui ne peut être fertilisée par ce pollen. Le projet est entièrement financé par le Fonds national suisse de la recherche scientifique. L'ensemble du PNR 59 dispose d'un budget de 12 millions de francs, sur trois ans. LBT
REPÈRES
Les OGM, ici et ailleurs
> En Suisse, trois expériences de culture en plein champ de plantes génétiquement modifiées ont été réalisées jusqu'à présent, en 1991,1992 et 2004. En 2005, le peuple suisse a voté un moratoire de 5 ans sur l'utilisation, par l'agriculture, d'organismes génétiquement modifiés (OGM), appelés aussi organismes transgéniques. Les essais scientifiques ne sont pas concernés par le moratoire, mais soumis à autorisation.
> De nouvelles disséminations expérimentales en plein champ sont prévues de 2008 à 2010 à Reckenholz (ZH) et à Pully (VD), avec des lignées de blé étudiées par l'EPFZ et l'Université de Zurich. L'Office fédéral de l'environnement a donné son feu vert mais les projets font encore l'objet de recours et d'une pétition.
> La branche biotechnologique suisse compte quelque 200 entreprises. Cette industrie a généré en 2005 un chiffre d'affaires d'environ 6 milliards de francs. Le secteur emploie plus de 14000 personnes.
> A l'étranger, les surfaces cultivées d'OGM sont en forte croissance, en particulier en Amérique du Nord et dans les pays émergents. Elles dépassent les 100 millions d'hectares, soit 7% des surfaces cultivées. En Europe, la culture d'OGM reste très réduite, la réglementation y étant contraignante. Les principaux OGM commercialisés sont le soja, le maïs, le coton, le colza, le riz, la pomme de terre, la betterave, la tomate et le tabac. PFY