Conte moderne

SuisseMéphisto néolibéral helvétique

À Georges


C'était un dimanche ordinaire en Suisse...

Madame Oppötikon venait de redescendre d'un pas prudent les marches de la chambre à lessive, et elle avait vérifié que la clef de la chambre à lessive, dans laquelle tournait sa propre lessive, rentrait bien dans la serrure, qu'elle venait de fermer, et elle ouvrit la porte pour essayer et puis la referma, et alors Madame Oppötikon était remontée par le même chemin dans son appartement en vérifiant que par ailleurs, la serrure de son appartement tournait aussi bien. Et elle avait appuyé sept fois sur poignée, et sept fois la poignée lui avait répondu : bel et bien fermé, en sécurité.
Madame Obuchenaz, vers midi, avait lu le journal du jour où ses yeux étaient arrivés de la ligne une à la ligne ultime de chaque article. À la fin de chaque paragraphe, Madame Obuchenaz avait lâché un : «Mais dis donc !», un «c'est pas triste !» ou, ultime variante de cette glose brillamment improvisée, un «C'é t'i pas vrai !», et elle avait à chaque interjection pris à parti son Ernest qui regardait à travers les rideaux et s'écriait : «Mais j'te jure! Encore un nègre dans cette vallée! Je croyais qu'on était assez retiré du reste du monde, ben pas !» À quoi répondait, métronomique dans toute son implacable logique petite-bourgeoise, Madame Obuchenaz la bien nommée : «Eh bien, que j'te dis, Ernest! Ferme encore les rideaux! I vont pas venir encore chez nous !»
À la même heure, la petite aiguille de l'horloger Breguet et de Longines montres de luxe courait nerveusement sur tous les cadrans.
Midi !  Ding !  Ding !
Sonnait dans mille foyers helvétiques à la fois, derrière mille rideaux blancs et rouges à carreau.
nainDans son chalet tournait en rond Monsieur Niederüberunter, dont la fenêtre donnait exactement sur celle du salon de Madame Oppötikon, façade contre façade, comme on dirait joue contre joue, mais bien parallèle, espacées par la rue au trottoir si propre qu'on avait envie de le salir. Monsieur Niederüberunter avait envie de se suicider et de donner toutes ses économies au tiers-monde, à l'Eglise réformée ou à sa femme, mais comme elle le trompait depuis quarante ans tout en lui donnait un plaisir délicieux, il balançait, ou bien entre la tuer pour se tuer juste après, puisqu'un honnête citoyen suisse se tue toujours avant l'arrivée des policiers, ou alors la tromper aussi, mais Trudi et Liselotte, les deux pimpantes voisines du deuxième étage, couvraient de baisers avides leur bel employé de commerce, qui avaient chacun le même complet et la même cravate, la même coupe de cheveux, et devaient tous les deux probablement dire la même chose, et qui sait? au même moment. Pour se convaincre définitivement de chasser ces sombres pensées, Monsieur Niederüberunter relisait pour la septième fois de la journée son relevé bancaire, et un sourire de satisfaction lui arrachait cette pensée suprême : «De toute façon, ici c'est pas plus mauvais qu'ailleurs», mais son inconscient marmonnait autre chose de moins avouable : «Il y a deux cent francs de plus que je ne croyais sur mon deuxième compte d'épargne.»
De guerre lasse, unis dans la fraternité de l'égoïsme citoyen, Madame Oppötikon, Monsieur Niederüberunter et Madame Obuchenaz s'affalèrent tous les trois, presque en même temps, dans la profondeur moelleuse de leur fauteuil, lequel, fidèlement, faisait face au meuble de la télévision, puisque dans ce pays, tout à part la nature tendait à devenir des meubles, et que si Dieu fût passé par la Suisse de deux mille et six, il se fût pris au jeu à repérer les mêmes petits hommes, qu'on aurait par ma foi cru posés comme des automates de Disneyland ou des bonshommes de maquettes de train Märklin, avec le chef levant le même bras du matin au soir sur le quai un, la même dame assise derrière sa clôture à biner dans les carreaux de son jardin. Madame Oppötikon, et sa cousine Heidi regardaient donc la neige sur leur téléviseur, pressant nerveusement les boutons de la commande pour ne pas s'ennuyer plus d'une seconde sur chaque chaîne, en même temps que Monsieur Niederüberunter croisait les jambes d'un regard pensif face à l'écran, accueillant d'un raclement de gorge désapprobateur Madame Niederüberunter qui revenait de sa partie de jambes en l'air matinale avec un panier à commission qui ne trompait plus personne sur son emploi du temps. C'est omettre de parler de Madame Obuchenaz, laquelle, un étage plus bas que Madame Oppötikon, venait d'enclencher son téléviseur, pile sur le même programme, si bien que d'une fenêtre à l'autre, on pouvait suivre du regard exactement la même image.
Ce fut le tour des actualités helvètes. On voyait tout d'abord le fronton du Palais fédéral où s'étalait la pompeuse devise: «Un pour un, tous pour tous, cure de la Confédérations des cantons». Puis un petit homme à lunettes ventripotent et grisonnant sautillait comme un babouin dans le c¦ur d'une gigantesque croix suisse. On apprenait, par la voix providentielle du speaker, qu'il s'agissait du chef du département de la justice et de la police. Il sautait donc sur place, on ne savait trop pour quel motif, ni pour quoi dire au fond, et on ne savait s'il fallait rire ou Blocherpleurer. Ce qui était remarquable, c'est que les bonds de ce Monsieur Blücher, ou Bloch, se faisaient de plus en plus trépignants et hargneux, mais habiles. On aurait cru, ma foi, que cette croix suisse lui servît de tremplin. Ce n'était guère bien utile, puisqu'il trépignait avec son euphorie de babouin en rebondissant toujours à la même place, qui sans doute avait été la place de ses rêves : le milieu de la croix blanche. On sait que les quatre côtés de la croix sont un peu plus courts que les huit segments qui la forment depuis le centre. Frôlant exactement les sommets de la croix, six autres danseurs habillés en politiciens, l'air grave, ne bougeaient plus. Puis le Monsieur qui saute arrêtait de sauter, entrait dans une gigue merveilleuse, et les six petits conseillers fédéraux se donnaient tous la main pour commencer à tourner dans une ronde enfantine, qui n'en finissait plus. On lisait de la jubilation et de l'amusement sur leurs faces.
Soudain arrivaient sept grands banquiers, pardon : cinq banquiers et deux patrons de l'industrie pharmaceutique. Aussitôt ils entraient dans la ronde, qui se mit à tourner, cette fois-ci, de manière grotesque, car ils sautillaient à chaque temps de la danse tout en se déplaçant dans le sens contraire des aiguilles du monde. Bien que cela tournait, ce manège donnait la furieuse impression d'un cercle qui restait sur place.
De même que Stendhal campa la petite Ville de Verrières avant de nous parler du formidable amour de Julien Sorel pour la réussite, puis Madame de Rênal et Mathilde de la Môle, j'ai ici campé le décor de ma tragédie. Ce qui n'est pas nouveau, c'est qu'elle sera d'une propreté clinique parfaitement aseptique et helvétique, avec une immense dose d'autocensure et de répression sans quoi l'on ne fait rien dans ce pays, et avec quoi l'on fait tout. Ce qui est entièrement nouveau, c'est qu'il y se produit ici des faits d'un ordre si totalement inédit, que la pensée aussitôt se forme sur nos lèvres : si même quelque chose vient de bouger en Suisse, c'est, par ma foi, que le monde doit traverser de bien grandes convulsions.

- Réveille-toi, grand-père! hurlait Madame Obuchenaz, Ça fait cinq ans que tu ne t'es pas levé de ton fauteuil !

- Aga! La dernière fois, c'était pour l'enterrement de Tant Frieda! Il y a encore la terre du cimetière sur mes roues! C'est pas vrai... Il faudra congédier Mercedes, elle sait pas laver...

- Tais-toi, vieux sénile sans cœur! Il faut absolument que tu viennes voir: il y a Monsieur Blücher à la télévision !

- Ça fait cinq ans que je ne me suis pas levé... Ça fait cinq ans que je ne me suis pas levé... Où sont mes lunettes? Qui a vu mes lunettes? Ça fait cinq ans que je ne me suis pas levé.»


C'était une grande Porsche noire métallisée...

Une grande Porsche noire métallisée s'arrêta majestueusement sous les fenêtres de mon appartement. Je remontai en vitesse le store à lamelles qui couvrait six mètres de baies vitrées. Le même soleil d'ennui baignait les grands rayonnages de ma magnifiques bibliothèque trop parfaitement rangée, s'attardait sur les lattes régulièrement croisées du plancher et longeait les murs. Depuis six ans que je suis au chômage et travail partiels, je vois toujours le même mur avec les mêmes crevasses au même endroit, et le même cyprès derrière les mêmes fenêtres. Heureusement, les pigeons viennent se poser sur les lucarnes ; heureuses demeures où seuls accèdent, si facilement, sur leurs petites pattes, les oisillons, ces ornements de la créations, notes éparses et sautillantes dans la nuit et dans le jour.

VasselaDe la Porsche noire sortit un homme grand et raide, élégant et terne. Il était revêtu d'un complet noir. La caméra de mon système de sécurité ne tarda point à le faire apparaître. j'appuyai sur le bouton d'entrée et sursautai: quelle ne fut mon horreur lorsque je reconnus le grand Vaselius, tout droit venu de Bâle dans sa Porsche noire métallisée, qui sonnait directement chez moi. La statue du Commandeur néolibéral en personne venait à moi. Sarcastique et rieur, bien en forme dans mon complet cravate bourgeois à l'ancienne, et reproduisant les gestes exquis de l'obséquiosité suisse vieille mode, je me dirigeai en penchant la tête vers la porte que j'ouvris, mes côtes ne crissèrent pas comme chez les Japonais qui saluent, il s'en fallut de peu que je ne misse pied à terre comme le vassal venu s'agenouiller sur les premières marches du trône devant le masque sévère de son bon monarque, sauf que là mon suzerain capitaliste était directement venu à moi. En passant, je dirai qu'à me tortiller de politesse devant le grand Vaselius, ce qui était proche des manières de ma mère patrie, j'attrapai un tel torticolis que de mémoire de poète, il me faut remonter pour en trouver de semblable seulement à un Monsieur Waldpohl, qui était à l'hôtel Waldhaus, dans une localité qui s'appelait Waldbühl, et ce Monsieur Waldpohl, pianiste, jouait toujours la «Waldstein» de Beethoven, en piquant du nez à chaque temps fort, ce qui était très agile de sa part, surtout quand le tempo partait à toute vitesse vers les cimes de Herr Beethoven, mais le plus comique était que ce Monsieur Waldpohl jouait au golf et, à force de se positionner sur les fairway, avait pris une telle position de la nuque qu'il vous regardait toujours et vous parlait avec une inclinaison de quarante-cinq ans degrés. Nous laissons Monsieur Waldpohl, qui tremblait toujours au petit déjeuner sous les lustres du Waldhaus, et faisait trembler mille fois la soucoupe de sa tasse de café de porcelaine de Sèvres qui jamais ne se renversait pourtant. Et nous revenons à cette visite impromptue du grand Satan capitaliste, ou plutôt de l'homme le plus parfait de Suisse, du génie que j'avais tant de fois brocardé dans mes invectives pamphlétaires, et qui, telle une statue mauvaise, était venu à moi, un peu comme aurait fait la mort en disant au chevalier : «Tu m'as souvent appelé. Je suis là, maintenant.»

Mais le grand Vaselius n'avait pas un tel goût de la mise en scène. Il sortit avec cérémonie un portable de la poche droite de son pantalon avec la main droite, et il le colla à son oreille droite : «Allo! Veuillez annuler la réunion des actionnaires! Je suis en séance avec un intellectuel aujourd'hui, pas possible! Merci !»
Il éclata d'un rire sarcastique et inextinguible que Zeus lui eut envié. Nous nous regardâmes brièvement, tout mon dégoût fondit, il enleva sa veste, et nous ne pûmes nous empêcher de rire dans une complicité qui venait de ce qu'au fond, il gagnait cinq cent mille francs par mois, et moi-même tout juste deux mille, mais nous appartenions à la même croix suisse, sur laquelle sautillait comme un babouin l'autre génie national de tout à l'heure.

- J'ai apprécié vos piques, Monsieur Meyer! commença le grand Vaselius. Quand vous déclarez à la Neue Zuercher Zeitung que vous auriez envie de m'assassiner au fusil à lunettes, mais que vous préféreriez m'empoisonner parce que je dirige une boîte pharmaceutique, ça me soulage, ha! Si vous saviez.

- Si je savais de quoi, cher Monsieur ?

- Si vous saviez ce que mon travail est fatiguant! Pas le stress! Nous autres médecins ne pouvons nous lever le matin que s'il y a du stress en perspective! Non! Je voulais dire : c'est tellement idiot, comme travail, que ma seule compensation est de gagner approximativement trente millions par année. Et même, ces chiffres finiront par me rendre abstrait moi-même. Tous les journaux parlent de moi. Même Monsieur Blücher est jaloux de mon haut salaire, alors qu'il est mille fois milliardaire! Quelle connerie, tout ce cirque...

Et là, le grand Vaselius éclata d'un rire amer.

- Quand j'étais médecin, reprit-il, au moins je savais pour quoi je gagnais ce que je gagnais. Mais là, c'est trop. Je me contente de m'asseoir dans des fauteuils et de faire: da! j'en ai assez. On décide à ma place, et on décide bien des choses, sauf le nombre de feuilles de papier que j'utilise aux toilettes, et facture à Artisvanitas, que je dirige. On décide tout pour moi. Je passe mon temps à signer des décisions sans même arriver à les lire. À la fin, j'ai attrapé une crampe de la main gauche, mais je signe désormais de la main droite.

- Je ne vous voyais franchement pas signer de la main gauche !

- En effet. À Artisvanitas, nous n'avons licencié personne parce que nous avons trop d'argent. J'ai brusqué les autres entreprises suisses et les banques en déclarant: «Nous bénéfices sont excessifs.» Ils ne m'ont pas compris.

- Que voulez-vous boire? J'ai du champagne, réservé aux jolies filles et exclu avec vous, j'ai du whisky, j'ai aussi du cognac, tout ça c'est pour les invités, et pour vous, j'aurais du jus de citron, puisque nous sommes pressés comme des citrons, ou bien du jus d'orange, si vous préférez les oranges pressées...

- Un verre d'eau! Ça ira! Ce sera parfait.

- Comment? De la Walser de Vals, ou bien de l'Evian d'Evian ?

- Je ne bois que de l'eau. Je mange très peu aux repas. Je dors huit heures huit minutes de sommeil chaque nuit. Et je ne fais pas mes courses. Ma femme était atteinte d'un cancer depuis six ans, mais nous sommes maintenant soulagés: le diagnostic était faux, c'était juste une dépression psychosomatique. Elle se plaignait de tout son corps que j'étais trop souvent au conseil d'administration d'Artisvanitas, et pas assez à la maison.

- Pourquoi me laissez-vous ces deux liasses de billets de mille francs sur ma cuisine? C'est sorti de votre poche par inadvertance ?

- Gardez-les, Christophe! Je n'en ai pas besoin. Qu'en ferais-je? Les billets de mille me tombent des poches. Je n'en ai jamais: tous mes déplacements sont déjà payés. Mon seul souci, c'est de perdre du poids, de garder mon argent intact sur mon compte, parce que même si je gagne seulement dix-sept, non: trente millions par années, enfin trente-deux je voulais dire, vous savez, les temps sont durs, et on ne sait jamais ce qui peut vous arriver.

- Je compatis.

- Merci. Merci beaucoup, Christophe, vous êtes un homme de bien, je n'en attendais pas tant de vous.

- De rien.

- Donc ces quelques liasses, que vous recompterez vous-mêmes, doivent avoisiner le million. C'est pour vous remercier de vos impitoyables attaques écrites contre moi, qui m'ont fait une sacrée publicité. Comment vous en voudrais-je ?

- Monsieur Vaselius! Le néonazisme, pardon: le néolibéralisme...

- Pas grave. Moi aussi, je suis fatigué.

- On est tous fatigués.

- Hi ! Hi !

- Vous savez que dans un congrès de poésie mondiale, j'ai rencontré un Monsieur qui s'appelait "Monsieur Hihi" ?

- Pas vrai! Pas possible! Hi hi hi hi hi !

- Bref! Nous savions que le néolibéralisme recyclait les chômeurs, les mendiants, l'acier, le béton, la chair humaine, la famine, les pièces de monnaie, le sexe. S'il commence à recycler les philosophes et les écrivains, vous m'obligez fort, Monsieur Vaselius, mais là, voyez-vous? Comment dire? Nous franchissons une ligne de démarcation qui est quelque peu établie par les secrets décrets de l'éternité...

- Les secrets décrets de l'atsch. Et là, les larmes me coulèrent des yeux. Je vis ce pauvre homme, dans son complet gris qui m'avait semblé noir de loin, éternuer et éternuer sans fin, pris par les pollens, sortir mouchoir sur mouchoir de sa poche, et essuyer ses yeux rouges qui ne firent que le piquer encore plus. Il renifla d'un air malheureux.

- Je vais vous montrer quelque chose! fis-je en me levant avec un sourire aimable, et nous nous dirigeâmes vers la porte des toilettes.

NainLà, comme dans une vision hugolienne, mais un peu plus moderne tout de même, un gros homme au visage de brute alpestre un peu demeuré était assis, dans son impeccable complet, aux couleurs grises plus joyeuses que celles du costume du grand Vaselius. Il ne semblait ni souffrir ni jubiler. Il était simplement assis sur les toilettes.

- Mais! s'exclama le grand Vaselius. Vous êtes le patron d'UBU? L'Union des Bons Usuriers? La plus puissante multinationale internationale et multinationale de Suisse, parfaitement! C'est vous qui affichez des bénéfices exponentiels et intersidéraux ce dernier trimestre ?

Assis sur son trône, le gros homme à cheveux court garda son expression stupide, et apparemment, mais cela ne pouvait être visible depuis le point où nous le contemplions, se concentra pour lâcher un étron dans la cuvette qui demeurait d'une propreté impeccable.

Visiblement déconcerté, Vaselius se retourna vers moi et me demanda en aparté :

- Qu'est-ce que fait ce bonhomme chez vous? Il devrait être au travail !

À quoi je fis cette réponse :

- Que voulez-vous? Cela fait un an qu'il est venu me rendre visite. Il m'a dit, en plein repas: je peux utiliser vos toilettes? Et depuis ce moment, il est toujours assis.

- Non. Che bouge pas. Che suis bien ici.

- Mes toilettes sont-elles à votre gré, Monsieur Gospel Gospel ?

- Oui.

- Êtes-vous entièrement certain de ne point vouloir vous lever de cette cuvette de W-C ?

- Voï. Che peux pas. C'est mon travail.

- Je vous l'avais bien dit! hurlais-je à cet adorable David Vaselius: Il est assis dessus, maintenant ça fait presque depuis toujours, et je suis obligé d'emprunter les toilettes de ma voisine pour aller déféquer. Par contre, je me douche toujours ici, mais il ne fait pas attention.

- Non, fit Vaselius avec étonnement. Regardez: il a l'air très concentré.

Le génie des Alpages venait de sortir de sa poche, bien qu'il avait le pantalon toujours baissé, un téléphone portable. Il écouta cinq minutes, puis marmonna :

- Ça on peut faire. Ch'approuve! Notez que Gospel Gospel a dit: c'est ho-qué !

Vaselius, qui avait quand même le sens de l'élégance, et se souvenait des réflexes de l'heureux temps où n'était que médecin, pas encore capitaliste, s'adressa fermement à cet hôte bien gentil, mais avec lequel je devais compter comme une sorte de «voisin de l'intérieur», si j'ose dire, car cela avait eu l'avantage qu'il avait payé d'avance cent ans de loyer, ce qui ne servait à rien du tout, mais c'était comme ça, on ne pouvait pas changer le Gospel, et imperturbablement, avec la même cravate, il donnait des ordres par Natel depuis une année, caché dans son GQG des toilettes de Monsieur Christophe Meyer. Il était venu à l'époque pour donner un prix : afin de me récompenser et en me désignant comme le client le plus fidèle de toute l'UBU, Gospel Gospel était venu me donner un grand prix, qui se montait à la valeur d'une pièce de cinq francs, que j'avais gardée précieusement, afin de ne pas la dépenser.
Et je reprends le fil de mon récit : Vaselius répéta son injonction solennelle au curieux hiérarque qui siégeait sur mon trône depuis bien douze mois :

- Monsieur Gospel Gospel! Je ne vous ai pas vu au dernier sommet des Grandes Lumières de l'Avenue de l'Avenir du Capital Suisse! Vous faites semblant de travailler. Mais veuillez toutefois m'écouter sur ce dernier point. Je vous rends attentif au fait que vous n'êtes pas chez vous, et Monsieur Meyer, que j'apprécie fortement, pourrait porter plainte contre vous pour violation de domicile et usage abusif de cuvette de chiottes. Monsieur Meyer est un homme poli, et il se contente d'utiliser les W-C de ses voisins. Mais pensez-vous qu'une telle situation sera tenable longtemps? Au nom des lois de ce pays, et au nom de la dignité qui doit régir le comportement de nous autres, qui avons eu de la chance, qui avons du pouvoir, et qui le savons...

- Voï! Ch'ai fini! glapit Gospel Gospel de sa voix gutturale, et il boutonna sa braguette sans que ses yeux changent le moins du monde d'expression.

Cela puait tellement fort que Vaselius et moi, nous nous ruâmes d'un commun mouvement sur le vasistas pour aérer, et sortîmes en toussant avec les yeux embués de cette minuscule salle de bain.

- Voilà pour le dérangement! Me fit Gospel Gospel, vous m'écrivez ici votre numéro de compte, et vous mettez un neuf, mais avec cinq zéros derrière. Pour la durée, che m'excuse encore! Mais j'avais un gros caca à faire, et puis, che n'étais pas sûr d'avoir tout fini; et quand j'ai fini de faire caca, c'était il y a trois mois en arrière, j'ai eu peur de tirer la chasse. Vous comprenez? Une angoisse existentielle devant le temps qui fuit.

- Je comprends très bien tout cela, Herr Gospel! Nous sommes tous très démunis devant la condition humaine.

- Ah! Quel gentil garçon, ce brave Christophe Meyer! Avec lui, on peut toujours s'arranger. Si les communistes me décapitaient, il trouverait un compromis pour me faire couper les cheveux.

Gospel sortit par la porte. C'était aussi par la porte qu'il était entré. Je n'étais pas mal fâché de son départ. Je commençais à le regretter, car il n'était pas dérangeant, et il parlait toujours de chiffres, là, assis indéfiniment sur ma cuvette, si bien que je m'étais habitué à sa présence et qu'il était devenu un hôte habituel. J'allais enfin pouvoir me servir de ma propre cuvette de W-C. Autre changement bienvenu: je pourrais me couler des bains sans avoir le patron de l'UBU en train de téléphoner toujours à mes côtés. Vaselius me fit un clin d'oeil. Quelle puanteur partout !

- Heureusement qu'il vous a payé le loyer de cette appartement jusqu'à votre mort et même après! Cela devrait vous consoler de cette horrible odeur. Légalement, vous devriez facturer à UBU SA le devis de l'entreprise de nettoyage.

- Oh! Ma femme de ménage prendra le produit adéquat.

- Je déteste ce Gospel Gospel! me dit en ricanant David Vaselius. Dire que des gens aussi ternes, et contrairement à moi, sans diplôme universitaire, ont pu gravir les échelons suprême de la hiérarchie! C'est incompréhensible! En plus, il ne dit jamais rien.

- En effet, opinai-je du chef. Jamais rien, sauf des chiffres.

- Ce n'est même pas lui qui les invente.

- Monsieur Vaselius, vous êtes venus depuis Bâle dans votre magnifique Porsche noire métallisée, et seulement pour moi ?

- J'ai foncé sur les bouts droits de l'autoroute. Là, j'étais à deux cent vingt deux à l'heure.

- Pour moi? Même la concierge n'arrive pas à retenir mon nom. Je ne suis connu que d'une élite que personne ne connaît.

- Des gens comme vous, Monsieur Meyer, sont indispensables à notre pays.

- Mais vous aussi... Enfin non... Je veux dire...

- Je devine ce que vous pensez: j'ai profité d'Artisvanitas, et j'ai vécu sur le dos des Suisses qui étaient à l'aide sociale, comme vous.

- Exactement !

- Eh bien excusez-moi !

- Quatre syllabes ne suffiront pas, cher docteur Vaselius! Même quarante millions de syllabes d'excuses ne feraient que quarante millions de mensonges !

- Quel homme fin, Christophe! Venez-vous manger chez moi? Je possède vingt maisons en Suisse, en tout incognito, et l'une d'elles se trouve vers Ouchy. J'ai faim. Nous sommes dans un pays où personne n'a faim. Vous vous rendez compte de notre privilège? Il n'y a pas beaucoup de pays où même le plus pauvre vit luxueusement, comme en Suisse.

- C'est, comme l'a dit je ne sais plus quel Conseiller fédéral, le seul pays où c'est mieux que partout ailleurs, excepté qu'on s'y sent bien chez soi...

- Où quelque chose du genre. La rhétorique n'est pas le fort des Suisses. Nous, les patrons et les banquiers, l'avons compris, et nous leur donnons un coup de main par derrière.

- J'ai vu. La caméra se déplace toujours là où il ne faut pas, et bien souvent vous avez figuré à côté de nos ténors politiques. Comme votre veston est gris, je dirai, cher docteur Vaselius: vous êtes une éminence grise.


C'était un voyage en Porsche noire métallisée...

Avant que de monter dans la Porsche noire métallisée du premier patron de mon cher vieux pays, nous vîmes un mendiant assis sur les marches de l'escalier qui jouxte mon immeuble résidentiel. Vaselius sortit cinq centimes de sa poche. Il eut un mouvement de remords, et en ajouta dix. Comme cela faisait quinze centimes, j'arrondis la somme et extrayais de ma poche un beau et vert billet de cinquante.
Nous montâmes.
Durant le trajet, le grand Vaselius de Bâle, qui avait une tête de chien abattu, passa des symphonies de Mozart. Il avait fait exprès de choisir les plus mal écrites. En le regardant de profil, qui regardait la route devant lui, j'eus envie, non de vomir, mais de sortir des anti-dépresseurs de ma poche, ce que je fis brutalement.

- Sertraline, commenta-t-il. Et nous nous arrêtâmes à un feu rouge.

Vaselius ne disait rien. Il était fatigué de vivre. Fatigué de dormir. Fatigué de se lever le matin et de se coucher le soir. En plus, le pauvre, il ne touchait guère à l'argent qu'il gagnait, et dont la presse disait le plus grand mal avec moult inexactitudes :

- Je suis levé tous les matins à cinq heures, je déjeune de trois fois rien, je vérifie ma cravate et j'arrive à six heures au boulot. Je travaille en principe jusqu'à vingt-deux heures. Ma femme me téléphone généralement vers vingt heures quinze, comme convenu, ou vingt heures vingt, cela dépend des jours, et nous mangeons à vingt-deux heures dix. Je vais me coucher à vingt-deux heures trente. Je prends cinq milligrammes de Stillnox et je me couche sur le côté gauche, ma tête est à dix millimètres du bord de l'oreiller, je ne me lève que deux fois maximum pour aller aux toilettes, ce qui totalise onze pas et demie par trajet.
Voilà.
Et comme en écho, machinalement, je fis :

- Voilà.

- Voilà, voilà, voilà.

Dans ma tête, je pensais: Le voici, le voilà le voyou, le voleur! Mais je ne dis que :

- Voilà !

Le feu passa au vert.
Nous échangeâmes de ce qui avait été sa passion autrefois : la psychiatrie. Il partit sur une théorie bien à lui que le système suisse faisait peser sur chaque citoyen ses déficiences sociales et politiques au lieu de les régler. Il déplorait la place qu'avait pris l'argent. «Même moi», se défendait-il d'une voix neutre, «je ne pense pas à l'argent.»

- Alors personne ne vous a bien compris? enchaînai-je.

- Les gens croient toujours des fictions! reprit le grand Vaselius, et il se concentra pour aborder un virage dangereux, faisant le choix méticuleux et brillant de rétrograder en troisième. Porsche répondit: Porsche, cinq sur cinq! Il passa la quatrième. Nous doublâmes deux Maserati sur la piste de droite et accélérâmes de manière continue, ce qui me semblait presque une accélération indéfinie. Vaselius eut un sourire triste, et commenta :

- La Porsche, c'est comme l'économie: on tient le volant, et il faut savoir laisser faire...

Nous entrâmes dans un tunnel.
De nouveau à l'air libre.
Nous entrâmes dans un autre tunnel.
tunnel Le grand Vaselius, la main sur le levier de la cinquième vitesse, étouffa un rictus de satisfaction en voyant l'aiguille du compteur approcher deux cents. Un nouveau tunnel. Cette fois, nous jubilions. C'était déjà la ceinture de tunnels à l'approche de Bâle. En fin de compte, nous nous étions laissés emporter par notre discussion sans voir même le temps passer. Un tunnel. Encore un tunnel. Les premières industries pharmaceutiques défilaient sur la gauche: Cibaboumba, Hofmann Le Roc, et bien entendu Artisvanitas. Vaselius eut un regard méchant et appuya définitivement sur l'accélérateur: nous vîmes défiler la ligne médiane à si haute vitesse que chaque trait blanc ou jaune semblait rentrer dans le pare-brise et disparaissait avalé sous les roues du châssis extrêmement bas de notre Porsche 944. Vaselius me chanta deux ou trois airs de Beethoven, ouvrit la fenêtre, ce qui me fit admirer notre grand capitaliste beau et décoiffé comme un condottiere mussolinien, puis il remonta prestement la fenêtre de sa portière, j'ouvris la mienne, il me sourit comme s'il m'aimait, décidément incapable de penser qu'on puisse le détester, même de le supposer.
Tunnel.
Tunnel.
C'était presque grisant à la fin, et je ne me réjouissais même pas de traverser la Mittlere Rheinbrücke, ce pont romantique jeté sur le fleuve de la Lorrelei à deux pas de la rue médiévale qui monte à la Cathédrale aux pierres rouges.
Enfin nous quittâmes l'autoroute. Mes battements de cœur se firent moins précipités. Dans la banlieue du nord, nous roulâmes à travers différents quartiers résidentiels, dont toutes les portes d'entrées étaient soigneusement bardées de caméras. Une forêt. Roulant au pas, nous la traversâmes: sur un sentier qui tournait, Vaselius avança encore de quelques dizaines de mètres : aussitôt un grand malabar à faire peur au chef de la mafia se tint au garde-à-vous, dressé de tout son aplomb de mercenaire dans son beau costume cravate. Le grand Vaselius murmura à voix basse:

- Tout pour les riches...

- Exactement, Monsieur! C'est le code. Pardonnez-nous si les actionnaires sont aussi stricts.


C'était une villa, un grand et triste cube de verre...

Une courbette de la nuque à la suisse, une courbette de la taille à la nazie, et barrière se lève.
La villa où résidait le grand pharaon d'Artisnovitas était un triste cube. Il y avait des fenêtres comme à un hôpital. Le rez-de-chaussée était entièrement en verre. J'entrai dans cette maison ultramoderne aux dimensions qui heurtaient ma sensibilité classique. Curieusement, pas un meuble. En tout et pour tout, je vis trois canapés au rez-de-chaussée. Nous parlâmes d'abondance, de très bonne humeur, bien que la casquette nazie manquât sur notre tête, car le capitalisme n'a pas le sens du baroque de l'uniforme.

- Pourquoi ne pas avoir mis plus de mobilier, Herr Doktor Vaselius? Ou carrément... du mobilier... nos belles horloges neuchâteloises? notre beau patrimoine européen... vous n'aimez pas les ventes aux enchères ?

- Pas le temps. Comme ça, plus simple à nettoyer.

- Je vois, très intéressant. Je n'y avais pas penser.

- Quand ma femme de ménage vient, une fois par mois, elle nettoie les trois canapés du rez-de-chaussée et les sept fauteuils du premier étage. Cela me fait réaliser une économie de vingt francs sur un contrat temporaire de quatre heures qui me coûterait sinon huitante, et non soixante francs. Dans un budget aussi serré que celui d'Artisnovitas, cette économie n'est pas négligeable, vous savez.

- Si vous pouviez faire des économies sur le gaz carbonique dans l'air que vous respirez, je crois que ça allègerait encore votre budget, Monsieur Vaselius.

- Exact.

- Qu'est-ce que c'est, ces espèces de machines qu'on voit dans toutes les pièces ?

- Des bancomats. Où que je sois, je veux pouvoir me diriger en trois secondes vers un point d'argent et retirer un billet de mille. Un conseil : ne retirez jamais que des grosses coupures.

- Pourquoi, Herr Vaselius? fis-je d'un ton naïf.

- Parce que c'est plus pratique.

Tel fut son mot de la fin.

Sa cuisine ultramoderne était aussi nue que toute la maison. Il ne devait pas être facile à un fantôme de se cacher sous un meuble pour venir chatouiller notre PDG la nuit! Bref il appuya sur divers boutons et sortit des verres d'eau, remplit d'une eau plate et sans bulles de gaz, et il m'offrit différents canapés qui avaient le même format carré.
Entre les murs blancs et gris de sa villa, j'apercevais, sur fond de temps orageux dans la campagne bâloise, la tête déprimée et le regard profondément inexpressif de David Vaselius le Grand, qui regardait devant lui, c'est-à-dire sur la table de marbre, et suivait avec indifférence le trajet d'une fourmi, qui avait probablement mangé de sa dernière vitamine. J'oublie juste un détail: dans chaque pièce il y avait un portrait au mur. Je les ai tous regardés bien attentivement: c'étaient toujours des portraits de Vaselius, et malheureusement pour mon imagination picturale, c'était aussi toujours la même photo, de face. Je crois même qu'il portait sur les tableaux la même cravate qu'en ce moment.

- Revenons à mes propositions, Monsieur Meyer. Votre plume est trop virulente, Artisvanitas va se couvrir de ridicule, il faut qu'on parle. Vous Suisse, moi Suisse, nous faux culs éminents tous les deux, mais aptes néanmoins au compromis, le compromis, cette vieille spécialité helvète qui ne veut rien dire du tout...

- Rien, en effet, sinon qu'après s'être étranglés et étripés à moitié, on est toujours prêt à s'arranger et à mettre une grosse somme sur le compte en banque de deux parties.

- Gardez-vous de telles plaisanteries, Christophe. Je ne veux pas acheter votre silence, mais sans vouloir vous nuire en rien, ni contester aucunement votre talent de polémiste, je souhaiterais que ma boîte Artisnovitas vive un prochain trimestre sans aucune de vos plaisanteries sur moi et sur nos bénéfices, certes élevés ? et je n'y puis rien...

- Vous êtes totalement innocent de tout cet argent, Herr Vaselius !

- Merci de le dire.

- Et votre salaire, que la presse accuse d'être mirobolant, est peu de choses.

- Aah, Christophe! Encore! Cela fait du bien.

- Si vous volez quelqu'un une fois, le Décalogue fera bien à l'âge néolibéral une exception et une alinéa pour le grand Vaselius. Vous êtes non seulement innocent d'être coupable, mais innocent d'être innocent, et moi coupable de ne pas être aussi coupable que vous. Vous êtes si riche que votre richesse, ô grand Vaselius, à elle seule suffit à vous innocenter.

- Merci. Merci. Merci. Je n'en attendais pas tant.

- Par contre, pas question d'arrêter de dénoncer le grand strip-tease du capitalisme et ses déhanchements, même pas chez Artisnovitas! Trop de gens sont à la rue, vous comprenez ?

- Pitié !  Pitié !

- Bon. D'accord.

- Je ne veux pas acheter votre silence, Monsieur Meyer, mais vous comprenez! Même si je gagne en une journée ce qu'un chirurgien touche en cinq mois, je suis un capitaliste honnête! La preuve : je ne bois que de l'eau, je ne fume pas et je travaille de six heures le matin à dix heures le soir ce qui fait seize.

- Quatre fois quatre.

- Vous qui êtes artiste, imaginez que quelqu'un travaille autant que vous, mais en étant payé: non seulement il est déjà plusieurs millionnaire, mais il s'appelle Vaselius.

- J'ai compris. C'est juste une répugnance intime. Mon éthique ne peut se faire à l'idée d'être acheté, même si votre sourire est magnifique. Splendide. Beau comme une porte de four crématoire bien neuve, qui sort juste de l'usine et se trouve lavée dix fois par jours par Madame Liselotte. Vous comprenez, Monsieur le Docteur Vaselius? Même Dieu a essayé d'acheter Christophe Meyer, et il a renoncé, pourtant il n'avait aucune richesse à me proposer.

- Entendons-nous. Je ne désire nullement vous ôter le droit d'écrire. Vous êtes une intelligence nécessaire à la perpétuation et à l'accroissement illimité de notre patrimoine culturel littéraire. Vous êtes un être attachant, sinon je ne vous aurais pas consacré cette matinée où trois patrons de géants pharmaceutiques m'attendaient. J'ai annulé. Je leur ai dit : il y a un petit Goethe en Suisse, et je désire lui rendre visite.

- Alors écoutez le petit Goethe de Lausanne, et suivez la parole de Jésus: renoncez à tous vos biens, et donnez un billet de mille tous les matins aux clochards de Bâle. Si cela vous arrange, prévenez la presse et prenez la pause. Mais seul Dieu vous voit, ô grand Vaselius !

- J'aime ce nom. Sans être grand, je suis travailleur, et sans y être pour grand chose, j'ai contribué au succès de mon entreprise. Elle est la première de Suisse, et je suis le patron le mieux payé du monde.

- Bien que vous ne touchiez pas à votre argent. Vous le laissez dormir.

- Exactement. Sinon tout le plaisir serait perdu.

- Négocions : je me tais, puisque avec mille sourires et maintes grimaces obséquieuses, c'est quand même là que vous voulez en venir. J'arrête d'écrire: Artisnovitas par-ci, Vaselius par-là. Et pour ma propre vie politique et psychique, je choisis un autre objet de paranoïa que vous. Ils ne manquent guère.

- Vous en trouverez.

- Et puis, ce n'est pas tout: vous avez mon silence, topez-là! En échange, je veux que vous créiez un ministère suisse de la culture.

- Bon Bon Bon !

- Je ferai moi-même la censure. Vous serez Conseiller fédéral de la culture. C'est d'accord ?

- Je suis déjà le huitième conseiller fédéral. Maintenant, j'aurai au moins une attribution. Mais vous ferez le travail à ma place? Vous savez, lire, ce n'est pas mon truc.

- Vous préférez compter ?

- Non: travailler. Je ne sais pas lire: je sais seulement travailler. Et je travaille beaucoup.

- Même la nuit, quand se fait en vous le travail du rêve, vous rêvez que vous vous voyez au travail, et que vous travaillez beaucoup.

- Mais oui! Je me suis déjà vu plusieurs fois en rêve! J'étais au sommet d'une immense pyramide qui avait la forme du sigle de notre multinationale. Je criais: A! et un A gigantesque naissait à l'horizon sur ma droite. Et ainsi de suite. Qu'en pensez-vous ?

- Rien du tout. Ce ministère de la culture va commencer aujourd'hui.

- Je n'ai pas le choix. J'aurais dû me méfier. Ces lettrés sont malins. Je les croyais seulement cultivés, rêveurs et utopistes.

- Il y aura un département du cinéma, une aile pour la poésie, une autre pour la littérature, une quatrième pour la philosophie, il y aura un pavillon des beaux-arts, et j'ajoute un département de la sculpture, un autre de la peinture...

Vassela - À une condition, Monsieur Meyer, et nous en resterons là, car mon emploi du temps est chargé aujourd'hui. Vous réaliserez un documentaire sur ma multinationale. Vous en ferez un deuxième sur moi et ma carrière. Je veux aussi un film de fiction où j'aurai le premier rôle avec Miss Suisse, et une scène de sexe avec elle, que vous couperez au montage. Ca fera une publicité dingue pour Artisnovitas. Ensuite vous m'écrivez un poème à la gloire de Vaselius. Vous serez le secrétaire de mes mémoires, que je vous dicterai dès que j'aurai fini le boulot qui m'attend jusqu'aux chiffres du trimestre à venir que je dois annoncer au Conseil d'administration en plénum extraordinaire et ordinaire. Vous mettrez mes maximes par écrit en un grand recueil d'aphorisme. J'en ai une pour l'instant : debout à cinq heures. Ensuite vous ferez peindre un portrait de moi, car je n'ai que des photos. Vous ferez faire plusieurs bustes de moi, car je veux un buste de Vaselius dans chaque laboratoire et chaque secrétariat de chaque succursale d'Artisnovitas? Et, moyennant ces quelques conditions, je vous accorde de financer ad libitum un département de la culture... J'en toucherai un mot au Conseil fédéral. Ils sont habitués à m'écouter, en général ils ne disent que "oui", "oui" ou "oui", et quelquefois même ils disent "oui".

- Ce département fédéral de la culture comblera une évidente lacune en Suisse.

- Vous savez, Christophe, ce pays n'aime que le travail: il n'aime pas la culture.

- Non? C'est vrai ?

- La culture ne rapportant rien en Suisse, elle ne vaut rien non plus. C'est comme ça. Je vous laisse. Prenons juste un petit verre pour arroser cela, mais alors pas trop, juste une goutte: je dois aller travailler. Mais sablons le champagne à la santé du nouveau Département de la Culture et de Vaselius! J'impose son nom. Santé !

- À la vôtre !

Sur ce, le grand Vaselius monta l'immense escalier qui parcourait en colimaçon le puits de lumière de la cour centrale de sa villa. Il gravit chaque marche l'une après l'autre avec effort. Je craignais de le voir s'écrouler à chaque pas. Cependant il n'en fut rien.
Et Vaselius se dirigea vers ses appartements qui étaient au dernier étage.
Pendant longtemps, aucun bruit ne se fit entendre.
J'allai, j'accourrai, je montai, étonné: je poussai des portes, l'une après l'autre, quelquefois deux s'ouvrirent en sens contraire de leur mouvement automatique et bref. J'avançai. J'accourus, pressentant le pire.
Et là, dans une chambre immense, où il n'y avait qu'un portrait, toujours le même, je le vis étendu dans un lit très spacieux. Dormait-il profondément? Sa poitrine ne se soulevait même pas. J'écoutais attentivement le silence. Une anxiété démesurée monta en moi. Tout passa comme un éclair: sa visite, les tunnels, notre dialogue, puis maintenant cette forme inanimée au fond d'un lit sans style, sans âge, sans couleur.
Qu'avait-il pris? Son visage avait le masque de ceux qui viennent de passer à trépas. Jamais je n'oublierai cette démarche sinistre. Sa main, désormais rigide et jaune, serrait, crispée, un billet de mille. De l'autre, il tenait une boîte de médicaments que j'arrachai aux doigts de ce cadavre : des somnifères. Me penchant sur le bord du lit, je fis une découverte macabre : quatre boîtes. Chacune était marquée d'une grande croix noire et signée: D.V. En tout, il venait d'avaler près d'une grosse centaine de somnifères. Je fouillai chaque boîte pour voir s'il en restait. Il avait pris du Artissomnium, le dernier somnifère sorti par ses propres laboratoires. Ses yeux fixes regardaient la verrière du plafond comme ceux d'un oiseau déprimé, d'un animal effaré. Le sourire était atroce. Je détournai les yeux.
C'était presque une mort sans mort. Il avait dû absorber ces cachets en l'espace de dix minutes. J'avais regardé ma montre : près d'une demi-heure s'était écoulée, dans une lenteur effrayante, entre le moment où nous nous étions quittés et où je l'avais vu gravir le grand escalier? et maintenant.
Effrayé, saisi par une peur à glacer la statue de la Vierge elle-même, je me retournai et quittai l'étage, redescendis quatre à quatre les interminables volées de ce grand escalier.


C'était une fuite triste mais libre...

Je courus.

Mon obsession fut de sortir de cette villa. Je ne songeai même pas à emporter quoi que ce soit, mais je courus jusqu'à l'essoufflement pour échapper au souvenir même de cette journée qui me figeait d'effroi.

Je courus.

Par bonheur les portes automatiques d'un des innombrables salons de cette villa s'ouvrirent après que j'eusse appuyé sur les boutons de déblocage situés de côté. Un mélange de claustrophobie et de désarroi violent, une terreur abyssale me saisirent. Je voulais juste m'enfuir. Je partis sans m'arrêter et courus sous les arbres séculaires du grand parc sans même me retourner. Je ne me retourna qu'une fois: l'infect bloc de verre était aussi atone et inexpressif que d'habitude. Alors je forçai la cadence et plus jamais je ne dus me retourner.
Pourquoi m'avait-il pris comme dernier témoin? Des chèques mirobolants me parvinrent. Je pus faire un film sur sa mort, qui se révéla plus passionnant encore que ne l'eût été un plan fixe avec ce cadavre de son vivant. Ses yeux éteints me revenaient, touchants.
Mais au sortir de l'allée, où le garde du corps ne prit nullement garde à moi, j'aperçus une tzigane qui vint vers moi avec son sourire édenté et son foulard blanc. Heureux, heureux comme un homme libre, je lui donnai cent francs, et j'oubliai tout ce mauvais rêve.


Christophe A. Meyer
écrit le 27 Mars 2010 à Lausanne


 


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