du 11 novembre 2020 pg.3
Point fort – Votation du 29 novembre
«Cette initiative sur les multinationales responsables infantilise les pays d’Afrique»
Harouna Kaboré, ministre burkinabé, était en Suisse mardi, aux côtés d’Isabelle Chevalley (Vert’lib/VD) pour critiquer le texte soumis à votation.
Gabriel Sassoon, Berne
À deux semaines de la votation sur l’initiative sur les multinationales responsables, la conseillère nationale Isabelle Chevalley (Vert’lib/VD) se fait à nouveau l’auteur d’un des moments marquants d’une campagne pour le moins inhabituelle. En septembre, la Vaudoise, fer de lance romand des opposants, s’était présentée en tunique africaine lors du lancement de la campagne contre ce texte.
Mardi, l’élue était cette fois accompagnée d’un politicien burkinabé. Elle avait convié à Berne quelques médias pour une rencontre avec Harouna Kaboré, ministre du Commerce, de l’Industrie et de l’Artisanat du Burkina Faso. À leurs côtés, il y avait également la conseillère nationale Elisabeth Schneider-Schneiter, présidente de la Commission de politique extérieure. En fin de présentation, Ueli Maurer, conseiller fédéral en charge des Finances, a même fait une apparition pour s’entretenir brièvement avec le ministre burkinabé.
Qu’est-ce qui pousse ce dernier à s’engager dans une votation suisse ?
Interview.
G.B. – Vous êtes ici pour participer à la campagne contre l’initiative ?
Harouna Kaboré – Je suis là pour donner le son de cloche de mon pays, pour partager des informations factuelles sur notre réalité qui permettront aux Suisses d’avoir une compréhension holistique de la situation au Burkina Faso. Et de se décider en connaissance de cause.
Comment cela s’est-il organisé ?
Cela s’est fait dans le cadre de nos actions de défense des intérêts économiques et sociaux du Burkina Faso. Isabelle Chevalley nous a alertés de la tenue de cette votation et nous nous devions d’intervenir pour faire passer notre message. Elle est une amie du Burkina Faso. Elle connaît très bien le pays, où elle est très active dans des projets de développement économique qui n’ont rien à voir avec les multinationales.
Votre intervention n’est-elle pas une forme d’ingérence que critiquent justement les opposants ?
Je n’ai pas la prétention de dire aux Suisses ce qu’ils doivent faire, comment ils doivent voter. Mais à partir du moment où nous sommes concernés par cette initiative, nous nous devons de partager notre analyse du problème. Donner une information, ce n’est pas décider à la place de quelqu’un. La population reste libre d’agir comme elle l’entend.
Pourquoi jugez-vous, alors, que cette initiative «rate sa cible» ?
Si ce texte est accepté, il va créer des problèmes socioéconomiques graves. Prenons l’exemple du coton, deuxième produit d’exportation de mon pays après l’or, qui contribue à plus de 4% du PIB et joue un rôle important dans la lutte contre la pauvreté. Si les entreprises suisses, qui achètent environ 60% de la production chaque année, arrêtent de le faire alors que nos capacités de transformation ne dépassent pas 2%, des milliers de personnes se retrouveront sans débouché pour leur production. Et ce sont les plus vulnérables qui en paieront les conséquences. Combien seront tentées d’émigrer ou même de rejoindre les rangs d’organisations terroristes, un vrai fléau dans la région du Sahel ?
L’iinitiative veut garantir le respect des droits humains, mais le plus important de ceux-ci n’est-il pas le droit à la vie, celui de ne pas aller mourir sur une plage de Lampedusa ?
Mais pourquoi des entreprises arrêteraient d’acheter du coton burkinabé si l’initiative était acceptée ?
Au Burkina Faso, les formes les plus graves de travail infantile n’existent pas. Je suis moi-même producteur de coton et je peux vous affirmer que le travail des enfants n’est pas possible dans les champs de coton. Notre législation condamne cela et nous sommes dotés de tribunaux indépendants qui fonctionnent et appliquent les sanctions. Or il suffit qu’une ONG porte une accusation pour que cela entache toute la branche et que tout un modèle économique se retrouve mis en cause. Même si par la suite il est prouvé que l’allégation est fausse, le mal est fait. Quelle entreprise, banque ou négociant, risquerait de porter préjudice à son image en restant au Burkina Faso ?
Mais si les sanctions existent déjà et que la justice fonctionne, un pays n’a rien à craindre, non ?
On pourrait le penser. Mais des entreprises pourraient néanmoins être tentées de s’organiser différemment en raison des sanctions mises en avant par l’initiative. Plutôt que d’instaurer la possibilité de poursuivre une société en Suisse, pourquoi les initiants ne s’engagent-ils pas plutôt dans les campagnes de sensibilisation contre le travail des enfants que nous organisons ici? Ou dans la coopération? Leur projet traduit en réalité leur sentiment que nous, en Afrique, nous n’avons pas le droit et les connaissances nécessaires pour garantir les droits humains. C’est du néocolonialisme et c’est grave. On nous infantilise.
Vous soutenez le contre-projet du gouvernement, qui astreindrait les entreprises à réaliser un simple rapport ?
Oui. Toute solution qui garantit l’activité socioéconomique mérite d’être soutenue...
du 12 novembre 2020 pg.13
La visite du ministre burkinabé irrite les initiants
Harouna Kaboré était en Suisse mardi pour torpiller l’initiative. Isabelle Chevalley (Vert’lib/VD) défend l’opération.
Les esprits s’échauffent au lendemain de la prise de parole d’un politicien étranger sur les «multinationales responsables». Mardi, à Berne, le ministre du Commerce du Burkina Faso, Harouna Kaboré, s’est présenté devant une poignée de médias suisses, dont celui-ci, pour dire tout le mal qu’il pense de l’initiative soumise au vote le 29 novembre prochain. À ses côtés, la conseillère nationale Isabelle Chevalley (Vert’lib/VD) arborait un large sourire: fer de lance romand des opposants, la Vaudoise est à l’origine de cette conférence de presse qui souffle un peu plus sur les braises d’une campagne aussi inhabituelle que tendue.
Dans les rangs des partisans de l’initiative, on dénonce l’intervention d’un membre d’un gouvernement étranger sur un objet de politique nationale. «Un ministre qui vient se mêler d’une votation interne en s’exprimant publiquement, c’est pour le moins inadéquat. On n’imagine pas Alain Berset faire de même dans un pays étranger», lâche l’ancien conseiller national Dominique de Buman (PDC/FR), engagé dans le comité de soutien bourgeois.
L’ex-conseiller aux États Didier Berberat (PS/NE), qui connaît bien l’Afrique subsaharienne et le Burkina Faso, qualifie cette intervention de «faute diplomatique et d’ingérence dans la politique intérieure». Il n’est pas plus tendre avec Isabelle Chevalley: «On dépasse les limites, c’est inadmissible.» L’ancienne conseillère fédérale socialiste Micheline Calmy-Rey enfonce le clou: «Les opposants sont vraiment désespérés pour faire venir un ministre du Burkina Faso.»
Rencontre avec Carlo Sommaruga
Si le principe même d’une intervention dérange, le contenu du plaidoyer fait aussi réagir. Harouna Kaboré s’est notamment inquiété des conséquences socio économiques de l’initiative, qualifiée de néocolonialiste. «Quand un ministre utilise exactement les mêmes propos qu’Isabelle Chevalley, il s’agit simplement d’une communication politique, réagit la sénatrice Lisa Mazzone (Verts/GE). Par ailleurs, je n’attends pas autre chose de la part d’un homme d’État, suisse ou étranger, qu’il brosse un portrait flatteur de la situation dans son pays.»
Le Burkinabé a aussi contesté une enquête de Solidar Suisse sur le travail des enfants dans les champs de coton du Burkina Faso. L’ONG maintient ses conclusions, mais nous informe que son président, Carlo Sommaruga, a rencontré le politicien mardi soir. Sans donner la teneur de l’échange.
Pour ses détracteurs, l’opération de communication pose également problème en ce qu’elle semble circonscrire le débat aux champs de coton burkinabé. «Or ce n’est pas sur cela qu’on vote», insiste Chantal Peyer, porte-parole du comité d’initiative. «Qui représente ce ministre? Nous sommes 130 ONGs à soutenir cette initiative. Nous travaillons depuis vingt, trente, parfois cinquante ans dans ces pays, et nous avons lancé l’initiative parce que nous avons constaté des violations graves et répétées des droits humains par certaines entreprises suisses. Il ne représente certainement pas les victimes.«
Isabelle Chevalley choquée
Confrontée aux critiques, Isabelle Chevalley peine à garder son calme. «Harouna Kaboré a bien précisé qu’il ne voulait pas dire aux Suisses comment voter. Je suis choquée par les réactions. Quand on se mêle de la politique des autres, il faut s’attendre à ce que les autres fassent de même.» La conseillère nationale affirme ne pas avoir pris en charge les frais de déplacement du ministre. Le DFAE indique avoir été au courant de sa venue mais précise qu’il ne s’agissait pas d’une visite officielle.
Dans le camp du non, l’intervention du politicien est soutenue. «Je ne peux que saluer sa prise de position. C’est important qu’un ministre d’un pays concerné puisse s’exprimer», affirme Cristina Gaggini, directrice romande d’ÉconomieSuisse, qui avait été prévenue de l’opération. Et de souligner, face aux accusations d’ingérence, que la venue du Burkinabé ne semble pas avoir dérangé Ueli Maurer. Le conseiller fédéral UDC – dont le parti combat l’initiative, tout comme le gouvernement – s’est entretenu brièvement avec le ministre.
Gabriel Sassoon, Berne
du 19 novembre 2020 pg.13
Indépendance des élus
Le mandat burkinabé de Chevalley sera examiné
Le Bureau du Conseil national va se pencher sur les liens qu’entretient la conseillère nationale vert’libérale avec le pays ouest-africain.
La pression monte sur les épaules de la conseillère nationale Isabelle Chevalley (Vert’libéraux/VD) à moins de deux semaines du vote sur l’initiative «Pour des entreprises responsables» dont elle est une des opposantes les plus en vue. Le Bureau du Conseil national va se pencher le 30 novembre – au lendemain du scrutin – sur les liens qu’elle entretient avec le Burkina Faso après avoir été interpellé à ce sujet par Fabian Molina (PS/ZH). «Notre démocratie ne peut pas être influencée par un gouvernement étranger!» a-t-il lancé mardi sur le réseau social Twitter, en annonçant avoir déposé une demande à la présidente de la Chambre du peuple, Isabelle Moret (PLR/VD).
Le conseiller national souhaite savoir si Isabelle Chevalley viole les règles parlementaires destinées à garantir l’indépendance des élus en exerçant la fonction de conseillère officielle du président de l’Assemblée nationale burkinabée. Une enquête du site Heidi.news a mis en lumière ce mandat et la proximité de l’élue avec le pouvoir burkinabé samedi dernier. La Vaudoise détient par ailleurs un passeport diplomatique de ce pays depuis trois ans. Deux informations qu’elle n’a pas mentionnées dans ses liens d’intérêts.
Problématique? Cette question, les membres du Bureau du Conseil national devront l’examiner à la lumière de la loi sur l'Assemblée fédérale, en particulier de son article12. Celui-ci interdit «aux membres des conseils d’exercer une fonction officielle pour un État étranger». Il prohibe aussi l’acceptation de «titres et décorations octroyés par des autorités étrangères».
Le mandat burkinabé d’Isabelle Chevalley rentre-t-il dans ce cadre alors même qu’elle déclare n’en retirer aucune rémunération? Si c’est le cas, quelles pourraient être les sanctions? Les responsables du Bureau ne nous ont pas répondu. Le signe, sans doute, que ce cas aussi rare que sensible semble indisposer.
Quant aux Services du parlement, ils ne livrent pas non plus de réponse, préférant laisser le soin de se positionner au Bureau. L’organe souligne par ailleurs ne pas avoir tous les éléments en main, ne connaissant pas les détails des tâches de conseillère de la Vert’libérale. Il rappelle cependant qu’un élu exerçant le métier de consultant, comme Isabelle Chevalley, n’est pas obligé de déclarer chaque mandat qu’il endosse.
Et qu’en est-il du passeport diplomatique? La loi sur le parlement n’astreint pas les élus à un devoir d’annonce à ce sujet, précisent les Services du parlement. Et d’ajouter qu’ils ne connaissent pas les conditions d’obtention d’un tel document au Burkina Faso. Pourrait-il s’agir d’un «titre» ou d’une «décoration» au sens de l’article12 de la loi sur l’Assemblée fédérale? Pour entrer dans son champ d’application, il doit s’agir d’une distinction attribuée par une autorité publique sur la base d’un décret gouvernemental. La question sera certainement abordée par le Bureau du Conseil national.
«Instrumentalisation»
Comment Isabelle Chevalley compte-t-elle se défendre? «Je ne suis pas juriste, répond l’élue, mais je n’ai jamais eu l’intention de vouloir cacher quoi que ce soit, puisque je l’ai dit publiquement en 2017 (ndlr: son passeport diplomatique et son mandat sont mentionnés dans un article du journal «Le Temps»). Cette histoire est utilisée aujourd’hui pour instrumentaliser la votation du 29 novembre.» La Vaudoise dit ne pas encore avoir reçu d’invitation à la séance du Bureau du Conseil.
Gabriel Sassoon