LE COURRIER ANALYSE pg.9
01 DÉCEMBRE 2020SUISSE
Le passeport diplomatique accordé par le Burkina Faso à Isabelle Chevalley continue de faire des vagues.
Une affaire qui écorne l’État de droit
PHILIPPE CASTELLA
Le calme revient peu à peu sur la politique fédérale après une campagne sur l’initiative «pour des entreprises responsables» qui a connu des débordements et des invectives fort peu en adéquation avec la thématique de cette votation: la morale entrepreneuriale.
Figure de proue du camp du non, la conseillère nationale Isabelle Chevalley s’est retrouvée au cœur d’une polémique après les révélations de la plate-forme Heidi.news sur ses liens étroits avec les autorités au pouvoir au Burkina Faso.
Deux éléments en particulier posent problème au regard de la loi sur le parlement: le fait que la vert’libérale vaudoise est en possession d’un passeport diplomatique burkinabé et son statut de conseillère officielle du président de l’Assemblée nationale de ce pays, Alassane Bala Sakande.
Avec la lenteur helvétique
Le socialiste zurichois Fabian Molina avait demandé au bureau du Conseil national qu’il se saisisse de l’affaire. Celui-ci en a discuté pour la première fois hier juste avant le début de la session d’hiver. «Le bureau a chargé le nouveau président Andreas Aebi de demander des éclaircissements à Mme Chevalley afin d’établir les faits et de lui remettre un rapport», indique la porte-parole des services du parlement Karin Burkhalter. Aucune date n’a été fixée pour la remise du rapport et une prise de décision.
Comprenez que la question sera traitée avec une lenteur tout helvétique. Ce n’est d’ailleurs peut-être pas un mal, car l’affaire mérite mieux qu’une polémique de campagne, fût-elle vive. Elle touche à des points sensibles concernant l’Etat de droit.
La principale intéressée continue à y voir une vendetta personnelle: «La gauche veut me faire payer le fait qu’elle a perdu la votation», assène-t-elle. La conseillère nationale se mettra néanmoins à disposition du bureau: «Je n’ai aucun problème à clarifier les choses, confie-t-elle. Je n’ai jamais eu quoi que ce soit à cacher.»
Dans un portrait réalisé il y a trois ans par Le Temps intitulé «Isabelle Chevalley, l’Africaine», elle évoquait en effet déjà son passeport diplomatique et son rôle de conseillère personnelle du président de l’Assemblée nationale du Burkina Faso.
Des précédents éclairants
Deux éléments qu’elle a toutefois omis de mentionner parmi ses liens d’intérêts, conformément à l’article 11 de la loi sur le parlement. Deux titres qui semblent surtout en contradiction avec l’article de loi suivant. Celui-ci interdit expressément «aux membres des conseils d’exercer une fonction officielle pour un État étranger et d’accepter des titres et décorations octroyés par des autorités étrangères».
Cet article a déjà connu quelques applications par le passé. Ainsi, en 1963, le radical bernois Otto Wenger renonçait à sa fonction de consul honoraire du Népal après son élection au Conseil national. Et en 1987, le socialiste genevois Jean Ziegler renonçait à l’attribution par la France du titre d’Officier de l’ordre des arts et des lettres pour faire son retour au parlement.
Dans le cas d’Isabelle Chevalley, le bureau devra déterminer dans quelle mesure son rôle de conseillère – «non rémunérée», précise-t-elle – est une fonction officielle ou non. Et dans quelle mesure aussi son passeport diplomatique est ou non un titre ou une décoration.
Au-delà des ergotages juridiques, si l’attribution d’une breloque artistique, purement symbolique, par un Etat étranger n’est pas tolérée pour un parlementaire suisse, on voit mal comment on pourrait valider l’obtention d’un passeport diplomatique étranger, avec pour corollaire une certaine immunité, des facilités douanières et des accès privilégiés dans un État tiers.
La loi et son esprit
Si cela ne devait pas être jugé contraire à la lettre de la loi, ça l’est à son esprit. Nul ne doute de la passion des engagements d’Isabelle Chevalley. Mais son rôle de conseillère et son passeport diplomatique écornent le principe de l’État de droit. Quand bien même elle a été utilisée à des fins partisanes, la polémique née durant cette campagne est l’illustration que conflit d’intérêts il y a.
Le fait que le pays concerné soit le Burkina Faso apporte peut-être une touche exotique à la question. Mais imaginez le tollé si Isabelle Chevalley était conseillère du président du Parlement européen ou russe! Imaginez l’esclandre si elle disposait d’un passeport diplomatique américain ou chinois !
Que l’élue vaudoise ne voit pas où est le problème ni les possibles conflits d’intérêts illustre la légèreté avec laquelle nombre de parlementaires gèrent leurs mandats externes, tous ces fils à la patte sur lesquels ils rechignent à faire une pleine transparence. Les citoyens ont pourtant le droit de savoir pour quelles écuries roulent leurs élus. Leur confiance est à ce prix.
PHILIPPE CASTELLA
Liens
Le Temps : «Isabelle Chevalley, l’Africaine» 25 octobre 2017
Heidi.news : La croisade d’Isabelle Chevalley contre les ONG en Suisse ou au Burkina Faso