LE COURRIER spacer SOLIDARITÉ   pg.9

mardi,   le 27 octobre 2020


 

Près d’un million et demi d’enfants cultivent le cacao en Afrique dans des conditions dangereuses. Malgré les initiatives volontaires, la situation ne s’est pas améliorée, indique un nouveau rapport

 

Les enfants esclaves du chocolat

 

CHRISTOPHE KOESSLER

  

enfants chocolat

  

Droits humains • C’est la première radiographie précise du travail des enfants dans les champs de cacao. Et elle n’est pas belle à voir. Un centre de recherche de l’université de Chicago (NORC) (1) a livré dernier les résultats d’une étude mandatée par le Département du travail étasunien dans le cadre de sa coopération avec la Côte d’Ivoire, le Ghana et l’industrie du chocolat: 1,56 million d’enfants cultivent le cacao dans de petites et moyennes exploitations familiales dans ces deux pays, principaux producteurs mondiaux. Près d’un enfant sur deux de 5 à 17 ans y travaille pour exporter la précieuse fève de chocolat, devenu produit phare de l’industrie helvétique (2).
Plus préoccupant encore: 95% des enfants y sont soumis à une ou plusieurs formes de travail dangereux – utilisation d’outils tranchants (36%), transport de charges lourdes (29%), exposition aux produits agrochimiques (24%), etc. Le travail dangereux a même augmenté de 13% entre 2009 et 2019, indiquent les auteurs du rapport, tandis que l’exposition des mineurs aux agrotoxiques a quintuplé.
Le nombre d’enfants travailleurs a aussi pris l’ascenseur dans les dix dernières années: «Le taux de prévalence du travail des enfants dans la production de cacao parmi tous les ménages agricoles a augmenté de 14 points», détaille le rapport. Dans le même temps, la quantité produite de la précieuse fève dans ces deux pays a explosé, avec une croissance de 62% de la production.

 

Vingt ans de molles actions

 

En Suisse, l’ONG Public Eye réagit vertement: «Ce rapport effarant montre clairement que les engagements volontaires pris par l’industrie durant ces vingt dernières années n’ont pas permis de changement significatif», soupire Silvie Lang, responsable du dossier matières premières agricoles pour l’ONG helvétique. En 2001, plusieurs entreprises, dont les suisses Nestlé et Barry Callebaut, avaient signé sous la pression de l’opinion publique le protocole Harkin-Engel. Elles s’engageaient ainsi à prendre des mesures pour réduire drastiquement le travail des enfants et en éliminer les pires formes. De là est né la fondation suisse International Cocoa Initiative, qui agit dans ce sens. «Le délai a d’abord été repoussé à 2008, puis à 2010, et enfin à 2020, et l’objectif a été réduit de 70%», analyse Public-Eye.
Si l’action des firmes du cacao n’a pas changé la donne, elle a sans doute, en complément de celles des gouvernements ivoiriens, ghanéens et la coopération internationale, permis des avancées dans certaines régions, indique le NORC. Dans une analyse statistique plus fine, il relève que si le travail dangereux des enfants a augmenté globalement entre 2009 et 2019, son taux se serait en réalité stabilisé autour de 2014. De surcroît, la forte hausse de la production pourrait logiquement avoir ralentit les progrès. Le NORC pointe également une avancée notable: la scolarisation des enfants dans les régions productrices est passée de 58% à 80% en Côte d’Ivoire, et de 89% à 96% au Ghana entre 2009 et 2019.

 

La clef: le prix du marché

 

Mais si la plupart des enfants vont à l’école, ils n’arrêtent pas de travailler pour autant. Même selon les projections les plus optimistes, au rythme actuel des actions entreprises, le phénomène n’est pas prêt de se résor-ber. «Les mesures sont trop faibles et arrivent trop tard, estime Silvie Lang. Les engagements de l’industrie ne sont que des tigres de papiers, rien n’est fait pour lutter contre le problème au niveau systémique.»
Pour Public Eye, il faut s’attaquer au tabou de l’industrie: le prix de la tonne de cacao. «Seul un prix suffisant pour garantir un revenu vital aux paysans permettra de se passer du travail des enfants», explique Silvie Lang. Le prix du marché est tellement bas, autour de 2000 dollars la tonne, que les revenus des producteurs stagnent à environ un dollar par jour, bien au dessous du niveau de l’extrême pauvreté fixé par l’ONU, à 1,9 dollar. Même chez les producteurs certifiés par la fondation du commerce équitable Fairtrade Max Havelaar, seuls 23% échappent au dénuement.

 

Une bonne nouvelle

 

En ce mois d’octobre, un pas devrait être fait dans la bonne direction. Les gouvernements de Côte d’Ivoire et du Ghana vont mettre en œuvre une taxe de 400 dollars la tonne pour permettre une hausse des revenus des paysans et stabiliser les cours du marché. Reste à savoir si une partie significative de cet argent ira réellement aux cultivateurs, étant donné que ni les paysans ni la société civile n’ont été associés à la démarche, questionne Public-Eye. Dans tous es cas, «ce prix reste bien trop bas. Il faudrait au minimum que les cacaoculteurs touchent 3000 dollars par tonne», estime Silvie Lang.
Si progrès il y a, il pourrait à court terme compenser seulement une partie des pertes essuyées actuellement par les paysans en raison des conséquences du Covid-19. L’International Cocoa Initiative calcule que la crise actuelle a engendré jusqu’à 20% de hausse du travail des enfants. Pour Public-Eye, seules des mesures contraignantes aux niveaux national et international pourraient inverser la tendance. «En tant que pays hôte de nombreux fabricants de chocolat, et l’une des principales places de négoce international du cacao, la Suisse a un rôle important à jouer.»
L’ONG appelle en conséquence à voter en faveur de l’initiative fédérale pour des multinationales responsables soumise au peuple le 29 novembre. I

 

1. Le Centre national de recherche d’opinion publique (NORC) de l’université de Chicago est l’auteur de ce rapport.
2. Les fabricants suisses de chocolat détiennent à eux seuls 10% du marché mondial.

  

  

citation

 

  

Liens

  

Initiative : Multinationales responsables    une évidence

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