Le Courrier du jeudi 29 avril 2021
La guerre des pesticides lancée
Le Conseil fédéral présente un plan de mesures pour préserver la qualité des eaux
PHILIPPE CASTELLA
Agriculture • «L’eau potable en Suisse est d’une excellente qualité et ce bien précieux doit à tout prix continuer à être protégé»: fort de cette conviction, le président de la Confédération, Guy Parmelin, a présenté hier un plan de mesures que le Conseil fédéral met en consultation. L’objectif fixé est de réduire de moitié les risques liés à l’utilisation de produits phytosanitaires d’ici à 2027.
C’est un plan ambitieux, mais qui s’inscrit comme un pare-feu à deux initiatives populaires bien plus radicales encore. Les Suisses voteront dans un mois et demi sur deux textes qui font très peur au monde paysan. Dans les champs au bord des routes, on voit fleurir ce printemps les «deux fois non». La première initiative veut tout bonnement interdire le recours aux pesticides de synthèse en Suisse, la seconde priver de subventions les paysans qui en utilisent.
La carotte financière
Pour espérer l’emporter, le lobby agricole doit montrer qu’il prend lui-même très au sérieux ce combat pour limiter le recours aux pesticides. C’est pour-quoi, même s’il s’est battu pour mettre en jachère la nouvelle politique agricole (PA22+), jugée par trop pénalisante pour les revenus paysans, il soutient la mise en œuvre des objectifs environnementaux de celle-ci, repris dans une initiative parlementaire soutenue par les deux Chambres.
C’est cela qu’est venu présenter hier le ministre de l’Agriculture, à un moment on ne peut plus opportun. Pour réduire la dépendance aux pesticides, la Confédération agite la carotte financière. Ainsi, pour continuer à bénéficier des paiements directs, les agriculteurs devront renoncer à certaines substances actives considérées comme à risque potentiellement élevé, telles que le diméthachlore, un herbicide.
Eaux à protéger
Les travailleurs de la terre qui mettent en place des habitats favorables aux insectes utiles qui combattent les ravageurs, tels que les bandes fleuries qu’on peut observer aux bords de certains champs, bénéficieront d’un soutien financier accru. «Nous voulons ajouter une corde à l’arc des agriculteurs et leur permettre de renforcer la lutte bio-logique», a justifié Guy Parmelin. Selon une projection des chercheurs d’Agroscope, si ces mesures sont appliquées, «dès 2026, 45% des terres ouvertes et des cultures pérennes seront libres de pesticides», a-t-il ajouté.
Le Conseil fédéral entend aussi renforcer la protection des eaux contre les excédents de nitrates et de phosphore. «Le fumier et le purin sont d’excellents engrais, mais si les champs en reçoivent trop, ils ne peuvent pas les absorber», a expliqué l’ancien paysan vaudois. «A la fin, vous avez certes des champs qui ont une belle couleur verte, mais ils ne produisent pas plus et ce sont les cours d’eau qui en pâtissent.» Là, l’objectif fixé est de réduire ces pertes d’azote et de phosphore de 20% d’ici 2030, notamment en supprimant la marge d’erreur de 10% dans les bilans de fumure.Ces objectifs vont être contrôlés et le Conseil fédéral se réserve le droit d’appliquer des mesures supplémentaires s’ils ne devaient pas être atteints, a encore indiqué Guy Parmelin.
Initiatives «extrêmes»
Guy Parmelin voit dans ce paquet des «mesures constructives qui permettent de préserver l’excellente qualité de nos eaux», comparé à deux initiatives populaires qu’il juge «extrêmes et pénalisantes pour l’agriculture». A ses yeux, «ces mesures sont une réponse concrète, adéquate et proportionnée pour aller vers une agriculture que l’on veut plus durable et qui réponde aux attentes des consommateurs». Et cela «sans mise en danger de notre sécurité alimentaire et sans exporter nos problèmes environnementaux à l’étranger».
Pas un contre-projet
Ce nouveau paquet vient compléter un plan d’action dans ce domaine lancé en 2017. Même si le timing de présentation n’est pas innocent et vise à donner des arguments aux opposants aux deux initiatives populaires, il ne s’agit pas à proprement parler d’un contre-projet.
Ces mesures seront donc mises en œuvre quel que soit le résultat de la votation populaire du 13 juin. Mais il est clair qu’un oui à l’une des deux initiatives chamboulerait complètement la donne en matière de produits phytosanitaires. I
Le Courrier du mercredi 28 avril 2021
AGORA
Un leitmotiv usé jusqu’à la corde
Agriculture • La sécurité alimentaire telle qu’invoquée par l’Union suisse des paysans est un leurre, affirme Markus Lüthi: l’agriculture intensive qui serait la seule à même de l’assurer ne tient pas compte du critère de durabilité. Explications.
MARKUS LÜTHI *
L’expression «sécurité alimentaire» se réfère au pourcentage de nourriture produit et consommé dans un pays. D’après l’Union suisse des paysans (USP), le chiffre actuel suisse serait d’environ 50%. Durant la Seconde Guerre mondiale, le Plan Wahlen augmenta l’autonomie alimentaire de 52% en 1940 à environ 75% en 1945. Grâce à quoi (et en l’absence d’hostilités!) les Suisses n’eurent pas faim. Les paysans en sont fiers – c’est légitime! L’USP va plus loin. Elle décrète la sécurité alimentaire priorité nationale. Et elle argue que seule une agriculture intensive serait en mesure de l’assurer. Elle tente ainsi de légitimer l’utilisation massive de pesticides et reprend cette argumentation chaque fois qu’une initiative politique propose de dépolluer. Mais l’agriculture intensive détériore les ressources. Elle menace la santé humaine. Elle est une des principales responsables du réchauffement climatique. Une sécurité sans durabilité est illusoire. Relier sécurité alimentaire avec agriculture à pesticides est une manipulation.
La production non durable n’est pas la seule incohérence dans l’injonction de l’USP à la sécurité alimentaire. Les importations pour nourrir le bétail en sont une autre. Nous importons davantage de céréales fourragères que nos paysans en produisent. Pour les légumineuses, l’écart entre la production nationale et les importations est très important. Si, en 2012, les importations de protéines nécessaires pour produire le lait et la viande bovine ne représentaient «que» 9%, les importations pour produire œufs et poulets étaient de 64%, pour atteindre 73% pour la production de viande de porc. Ces chiffres n’ont guère évolué depuis.
La sécurité alimentaire évoquée par l’USP est un leurre. Notre production de protéines animales est basée sur l’importation de fourrages. L’USP essaie de nous convaincre qu’il suffirait de manger local pour faire quelque chose de «bon» pour notre planète – un mensonge insufflé sans vergogne! Seuls comptent la qualité et l’impact socio-environnemental de la production. Un bon produit importé est préférable à un «produit local» dont les procédés de production et la composition sont douteux et dont la quantité d’énergie grise est indéterminée. Les importations qui permettent la production de «protéines animales suisses» posent problème: en Suisse, la surproduction de fumier et de purin qui polluent les nappes et, dans le tiers monde, la déforestation, l’extinction des peuples indigènes, la destruction des ressources, l’exploitation des ruraux, l’utilisation de pesticides interdits en Europe (et qui nous reviennent) sans compter l’énergie pour transporter les matières premières.
Le degré de sécurité alimentaire dans un monde interdépendant est d’une importance toute relative. Nos entreprises ont recruté des millions de travailleurs hors Suisse. Elles ont ainsi créé les bases économiques qui permettent de compléter les revenus paysans par des paiements directs. Ces subsides rendent possible la survie de l’agriculture suisse dans un contexte de surproduction internationale. Seuls nos 15% d’agriculteurs bio répondent aux exigences de qualité et de durabilité. Une grande partie du reste de notre production agricole ne se distingue guère de la «malbouffe» produite ailleurs. Il vaudrait mieux que les paysans s’orientent d’après de véritables critères de qualité et de protection de l’environnement que d’évoquer le mythe d’une «sécurité alimentaire» fictive. Dans un contexte européen qui peine à sur-monter son passé de compétitivité nationaliste et de guerres, le concept d’une Suisse neutre, souveraine et indépendante de ses voisins mérite quelques réflexions – et quelques mises à jour !
Mais oublions cette sécurité alimentaire trompeuse et tournons-nous vers les véritables produits de qualité et de proximité. Il faut les promouvoir et les partager! Ils représentent le futur de l’agriculture, soit-elle nationale, européenne ou mondiale.
* Pionnier de l’agriculture bio en Suisse.
Texte en version longue illustrée (graphiques) à retrouver sur www.lecourrier/opinions
Le Courrier du mercredi 28 avril 2021
Une culture physique
Fini les produits chimiques, l’agriculteur jurassien Joan Studer travaille en autonomie avec la nature
THIERRY JACOLET
Pesticides • «Le blé commence à changer de couleur, c’est bon signe.» Joan Studer est soulagé de voir ses céréales reprendre vie après avoir été maltraitées par le gel début avril. L’agriculteur veille davantage sur ses cultures depuis qu’il est passé à un mode de production respectueux de l’environnement à Mont-Lucelle (JU). Pour autant, il ne soutient pas l’une des deux initiatives écologiques soumises à votation le 13 juin.
C’est la nature qui règne sur le domaine de 80 ha et plus loin encore, jusqu’à la frontière française. Elle domine tellement que c’est elle qui dicte le tempo à Joan Studer et à son employé assignés aux travaux manuels, puisque les interventions mécaniques sont limitées au minimum dans les champs. «Mais c’est le soleil, l’eau et la biodiversité qui font le gros du travail, apprécie l’agriculteur. Le bio, c’est essayer de travailler avec plutôt que contre la nature. C’est trouver l’équilibre avec pour objectif de juste semer, récolter et commercialiser.»
Initiative trompeuse
Dans le cas du blé panifiable ou de l’épeautre, il se contente de semer les graines, de faire un apport d’engrais de ferme avec du lisier de ses vaches et de battre les céréales. «Avant, je mettais de l’engrais chimique pour augmenter les rendements, se souvient-il. Je pouvais faire plusieurs passages de pulvérisateur avec divers produits comme des herbicides, fongicides, mais aussi des hormones de croissance pour éviter que le blé ne pousse trop et ne verse. Au semis, je devais dire à mes fils de ne pas toucher les graines, parce que c’était du poison.» A tel point que sa famille n’avait jamais mangé de céréales «maison» jusqu’au passage au bio en 2018. Fini les herbicides et engrais de synthèse. L’agriculteur ne votera pas pour autant en faveur de l’initiative «Pour une eau potable propre et une alimentation saine». Elle est trompeuse à ses yeux, car ne réglant pas l’intégralité du problème. «Ce n’est pas parce que les techniques agricoles sont modifiées que l’eau potable sera propre, estime-t-il. Beaucoup de produits phytosanitaires pourront encore être utilisés en Suisse, par les collectivités, les entreprises, les particuliers, mais aussi par des exploitations agricoles qui feront le choix d’intensifier leurs pratiques.» Des résidus industriels ou des microplastiques finiront toujours dans l’eau potable.
Cette initiative sera aussi contre-productive pour le secteur bio, à entendre le coprésident de Bio Jura. «Elle va casser le marché si elle passe, redoute-t-il. Elle s’occupe partiellement de l’offre indigène, mais pas de la demande. Elle va pousser beaucoup de producteurs à se convertir au bio, mais si la demande n’augmente pas, les prix s’effondreront.»
Autre grief: cette initiative ne se focalise que sur la production intérieure, faisant fi des importations. Les produits étrangers non respectueux de l’environnement continueront de côtoyer le bio dans les rayons des grandes surfaces en Suisse.
«L’offre bio va exploser»
C’est pourquoi Joan Studer, comme Bio Suisse, préfère soutenir l’autre initiative («Pour une Suisse libre de pesticides de synthèse»), qui veut aussi bannir les denrées alimentaires importées et fabriquées à l’aide de produits chimiques. «Elle est ambitieuse, courageuse et cohérente, salue-t-il. Tout le monde serait dans le même panier: paysans, privés, entreprises et communes.»
Et elle devrait donner un coup de fouet au secteur. «Si elle passe, l’intégralité des biens de consommation sera en bio, avance-t-il. L’offre bio va exploser, mais la demande aussi, ce qui permettra de conserver de bonnes perspectives de prix à la production. Les distributeurs seront obligés de revoir leur politique de marge.»
Deux à trois ans avant la conversion bio, Joan Studer et sa femme Joana avaient déjà fortement limité le recours aux produits phytosanitaires. Devenu «allergique» au pulvérisateur, le couple avait laissé tomber durant quelques années la production de céréales. Il s’y est remis quand il a commencé à produire un méteil (mélange de céréales et légumineuses) pour ses animaux. «Nous nous sommes rendu compte que nous pouvions aussi produire sans rien pulvériser», relève le père de famille de 43 ans. «Nos aliments sont probablement plus sains et, à mon avis, de meilleure qualité.» Même s’il faut se retrousser les manches dans certaines cultures difficiles et pour le désherbage manuel.
En autosuffisance
Si l’activité bio demande plus de travail, elle est aussi plus chère et plus lourde au niveau administratif. Sans oublier les 20 à 30% de pertes de rendement. Pas de quoi décourager le couple. «La satisfaction de produire de manière propre et d’être autonome n’a pas de prix et l’agriculture bio est pour-voyeuse d’emplois. En tant que producteur et consommateur, c’est un soulagement de ne plus donner un centime à des entreprises polluantes comme Monsanto et Bayer Syngenta.»
Les Studer entendent pousser la démarche plus loin encore: vivre et produire un maximum en autosuffisance, tout en travaillant davantage en circuit court. Le couple écoule viande de bœuf, jambon cru de porc basque, damassine AOP, farines de céréales anciennes via la vente directe à la ferme et «Les Saveurs de nos Pâturages» gérées avec deux autres paysans.
Quant aux cochons et à la septantaine de vaches du Cantal – partagées avec un collègue –, ils sont nourris aux céréales produites sur le domaine. Une façon d’éviter le coût carbonique du transport de céréales fourragères vers la Suisse, le plus souvent importées de loin, comme les tourteaux de soja du Brésil, pays dévasté par la déforestation. Et en huit ans, Joan Studer a fait plus que de la compensation écologique: il a replanté 700 arbres et près d’un kilomètre de haies...I
«Pouvoir décider soi-même»
Si les vignerons ont réduit la part des pesticides dans le traitement des vignes, ils utilisent encore les fongicides pour lutter contre des champignons.
Pour Pierre-Antoine Héritier, «nous ne sommes plus que 3% de la population et nous avons l’impression qu’on veut nous mettre sous tutelle». Le Valaisan travaille 20 ha de vignes disséminés entre Leytron et Sierre, dans la plaine du Rhône. En ce moment, il lutte à la fois contre le gel de printemps et les deux initiatives sur les pesticides. Président de sa fédération cantonale, le vigneron refusera les deux textes. Il peste contre «les lobbys verts»: «Nous avons une grosse pression et j’ai peur que les citadins acceptent massivement ces textes alors qu’ils sont mal informés». Il insiste: «Il faut arrêter de dire que nous sommes subventionnés. On nous achète des prestations écologiques.»
Agé de 56 ans, l’homme martèle que le métier a profondément évolué ces trente dernières années. Il se souvient des premiers pesticides, «pas chers et efficaces», mais «toxiques pour les travailleurs».
Il raconte comment les vignerons ont su se débarrasser du ver de la grappe ou des acariens de la feuille, tout en se passant d’insecticides «assez radicaux». Pour le premier, ils ont reproduit les phéromones de la femelle afin de désorienter les mâles. Pour le second, ils ont favorisé la prolifération d’un prédateur. Il sourit: «Nous n’utilisons pas des produits de synthèse pour le plaisir! Ils sont chers et peuvent laisser des résidus. Les gens ne savent pas que nous faisons tous de gros efforts depuis des années pour les remplacer par des solutions biologiques.»
Désormais, 75% des produits qu’il utilise dans ses vignes sont autorisés dans les cultures biologiques. Seuls les fongicides synthétiques conçus pour lutter contre l’oïdium et le mildiou lui semblent encore indispensables. Pour lui, «c’est une sorte d’assurance récolte parce qu’il faut bien vivre. Lutter contre les champignons sans fongicides, c’est très compliqué». L’oïdium laisse un goût dans le vin et les récoltes touchées sont souvent refusées. En 2016, le mildiou avait ravagé Lavaux et le Valais malgré des traitements biologiques au cuivre. Des vignerons y avaient perdu jusqu’à 95% de leur récolte.
En 2017, 70% des cours d’eau secondaires du Valais ne respectaient pas les normes légales, parce qu’ils contenaient des insecticides ou des fongicides. La situation évolue mais il y a quelques mois, Greenpeace mesurait jusqu’à 23 fois plus de pesticides dans l’air valaisan que dans les trois autres cantons où l’organisation avait installé ses capteurs. Pour Pierre-Antoine Héritier, «avec des appareils aussi performants, on en trouve partout, mais les dosages restent infimes». Il revient aux votations du 13 juin: «Je crois que les agriculteurs doivent pouvoir décider eux-mêmes. Ça marche mieux quand on laisse les gens faire leurs choix au lieu de les leur imposer».
XAVIER LAMBIEL
Le Courrier du mercredi 19 mai 2021
AGORA
Agriculture écologique: le peuple reprend le flambeau
Votations • Respectivement jeune verte et jeune vert’libéral, Louise Trottet et Jeremy Borel s’expriment sur les deux initiatives agricoles, dites «antipesticides», en votation le 13 juin.
LOUISE TROTTET ET JEREMY BOREL*
Nous sommes le 16 mars 2021. Les fruits de la réformette agricole (PA22+), offrant une vision un peu plus éthique de l’agriculture suisse et présentée par un conseiller fédéral UDC et vigneron (le comble!), viennent d’être définitivement gelés par le parlement. Cette situation dont l’absurde n’a d’égal que la tristesse est causée par un cynique mariage de raison entre «economiesuisse» et l’Union suisse des paysans, une alliance qui avait déjà coulé l’initiative «multinationales responsables» et qui sera violemment décriée dans la presse les semaines qui suivent.
Juin 2021, trois mois plus tard. La population suisse a l’occasion de pouvoir rattraper les récents errements du parlement en votant sur deux initiatives complémentaires dont le point commun est de revoir l’agriculture suisse sous l’angle d’une écologie ambitieuse.
La première, l’initiative «pour une eau potable propre», fixe des exigences écologiques sous la forme d’un conditionnement de l’accès aux aides de l’État (les fameux paiements directs). Mais pas que. Le texte met sur la table un autre aspect de l’agriculture, dont on entend trop peu parler: la recherche, qui devrait être davantage encouragée et surtout orientée vers des alternatives aux pesticides. Enfin une mesure à long terme dans une politique qui a trop tendance à se focaliser sur le seul lendemain! A cette ambition s’en ajoute une autre: celle d’une Confédération proactive dans une transition écologique effective. En effet, le texte prévoit que l’État fédéral puisse octroyer des aides à l’investissement aux exploitations respectant ses critères écologiques. C’est tout ce volet, malheureusement souvent ignoré dans le débat public, qui fait d’«eau propre» une véritable base pour un Green New Deal agricole, actuellement seul espoir d’une agriculture réformée. Un défaut peut-être: «eau propre» ne traite pas des importations.
La seconde, l’initiative «pour une Suisse libre de pesticides de synthèse», ambitionne d’imposer le bio comme nouvelle norme minimum dans l’agriculture suisse. Elle règle la question des importations de manière élégante, en appliquant les mêmes règles strictes aux produits importés. Simple et efficace.
L’une dans l’autre, les initiatives amènent des réponses solides et complémentaires à des problèmes réels qu’il devient urgent de résoudre. Les pesticides menacent l’environnement et la santé de toute la population (par exemple en favorisant certains cancers ou l’émergence de la maladie de Parkinson). L’effondrement de la biodiversité est causé en partie par l’utilisation de ces mêmes agents. Enfin, la résistance aux antibiotiques, un fléau qui provoque de plus en plus d’infections sérieuses, est poussée par l’usage industriel d’antibiotiques que l’initiative «eau propre» cherche à limiter. Le peuple a conscience de toutes ces problématiques graves, preuve en est la croissance de la demande pour une agriculture écologique, à en croire les dernières statistiques des achats de produits bio (+20% en 2020).
Nous sommes le 13 juin 2021, et la Suisse vote sur la protection de l’environnement sous ses différents aspects: protection du climat, des sols et du vivant. Le premier sondage Tamedia du mois d’avril montrait un plébiscite de l’initiative «eau propre» par les citadins, et un rejet par les populations rurales; cet article pourrait donc simplement être vu comme un nouveau manifeste de deux bobos urbains. Rien d’autre? Peut-être que si: il en va d’un peu plus que de politique politicienne pour les membres de jeunesses politiques que nous sommes. Il en va de la préservation d’un espace vital. Et si nous voulons véritablement prendre à bras-le-corps les problématiques qui concernent la jeunesse – à savoir les urgences environnementales au sens large – il faut sonner le glas de ce dialogue de sourds entre urbains et ruraux, consommateurs et paysans. Il faut regarder plus loin que les quelques défauts des initiatives anti-pesticides, en gardant à l’esprit qu’une initiative votée peut être ajustée par le parlement.
Et en cas d’un «deux fois non», il va bien falloir que ce parlement que nous aimons tant critiquer retrousse ses manches et reprenne les idées des initiatives susmentionnées pour enfin mettre en place les réformes nécessaires. Voulons-nous vraiment lui confier cette immense responsabilité ?
* Genève
Le Courrier du jeudi 20 mai 2021
CARNETS PAYSANS
Fausse démocratie
FRÉDÉRIC DESHUSSES *
Le mois dernier, j’évoquais ici (1) l’appel à l’union entre exploité·es des villes et exploité·es des campagnes lancé par André Léo au cœur de l’insurrection parisienne de 1871 et repris en écho, un siècle plus tard, par Bernard Lambert, leader du mouvement Paysans-Travailleurs, un des groupes phares de la Nouvelle gauche paysanne française. Si je suis revenu sur cet appel à l’union, ce n’est pas seulement par goût de l’antique. C’est aussi qu’il me semble qu’il nous aide à comprendre la situation dans laquelle nous mettent les deux initiatives qui seront soumises au corps électoral le 13 juin prochain et qui proposent, sous des formes différentes, une interdiction généralisée de l’usage des pesticides de synthèse en Suisse.
Il semblait inévitable qu’émergent des propositions du type de ces deux initiatives, tant les autorités en charge et l’organisation professionnelle majoritaire ont traité la question de la dépendance de l’agriculture aux produits chimiques de synthèse avec une légèreté coupable ces quarante dernières années. Deux aspects de cette passion chimique auraient dû, dès longtemps, retenir l’attention des stations de recherche, des responsables politiques et de l’Union suisse des paysans: la nocivité des produits d’une part, la dépendance financière et technologique dans laquelle ces produits tiennent l’agriculture d’autre part. Mais la politique agricole a pris le chemin inverse en défendant les intérêts industriels: prix bas, forte dépendance technologique, endettement massif des fermes, orientation vers l’export. Dans ce contexte, les ouvertures à des pratiques culturales alternatives sont venues de l’extérieur du monde paysan ou de ses marges, et les deux initiatives s’inscrivent dans cette logique.
L’Union suisse des paysans (USP) et le mastodonte coopératif Fenaco qui fournit la Suisse en pesticides de synthèse mentent évidemment lorsqu’ils affirment travailler à la réduction de l’usage de ces produits (2). Le monopole qu’ils réclament, au nom de leur expertise, sur les décisions en matière d’agriculture est antidémocratique et doit être rejeté avec la dernière vigueur. L’argument selon lequel il faudrait ménager une sortie de la dépendance chimique sur une beaucoup plus longue durée que celle prévue par les initiatives ne tient pas: le basculement vers l’agriculture productiviste s’est réalisé en une décennie, avec des coûts socio-économiques énormes pour la paysannerie; il existait alors une volonté politique et des intérêts économiques.
Et pourtant, il n’y a aucun motif de se réjouir du résultat qui sortira des urnes le 13 juin, quel qu’il soit. C’est que, précisément, l’union entre exploité·es des villes et exploité·es des campagnes n’est ni réalisée ni en voie de l’être, bien au contraire. Dit autrement, le rapport de force entre les intérêts de l’industrie et nos intérêts vitaux est plus que jamais défavorable à ces derniers: un changement de ce rapport de force est la condition d’un changement réel des pratiques culturales. A cela s’ajoute que l’USP utilise la campagne de votation pour réaliser une fausse unité des paysannes et des paysans derrière une ligne politique qui est défavorable à une majorité d’entre elles et eux (3).
Ces deux initiatives – et la faute n’en revient pas du tout à leurs promotrices et promoteurs – sont, me semble-t-il, un très bon exemple des chausse-trappes que nous tend la démocratie semi-directe telle qu’elle est pratiquée en Suisse. Penser qu’il suffirait d’une majorité, ou même d’une minorité significative, pour infléchir des politiques sans modifier les rapports de forces qui les ont mises en place, c’est prêter un pouvoir magique à une pratique qui n’a jamais démontré son potentiel émancipateur. Le mouvement ouvrier suisse a dissipé ses meilleures forces dans des campagnes de votations dont les résultats l’ont enchaîné aux intérêts patronaux.
Ce que nous devons construire, dans le domaine agro-alimentaire notamment, ne sera pas bâti avec les outils qui ont favorisé l’émergence d’un système entièrement tourné vers le profit industriel. Surtout, il faut souhaiter que cette campagne de votation ne produira pas des divisions insurmontables dans la fraction progressiste de la paysannerie et entre celle-ci et ses allié·es des villes. Ce serait un résultat aussi catastrophique qu’un épandage de désherbant.
* Observateur du monde agricole.
1. «Les écrevisses du progrès», 22 avril 2021.
2. Lire Le Temps du 17 mai 2021.
3. Lire ma chronique sur le début de la campagne, parue le 28 janvier 2021.
Lettre de lecteur «On nous écrit» pg.10
URGENCE AGRICOLE
Votations • Raymond Gétaz soutient les deux initiatives populaires visant une agriculture plus écologique en Suisse.
Aujourd’hui, le mode de production de notre alimentation est dominé par l’agro-industrie et des politiques agricoles favorisant les grandes exploitations et, par là, les monocultures et la concentration des élevages dans des unités de plus en plus grandes. Si, dans un passé pas si lointain, l’agriculture mettait en valeur les ressources naturelles, créait des écocircuits et contribuait à la biodiversité, le modèle agro-industriel, aujourd’hui en vigueur, détruit des ressources vitales, pollue les sols, l’air et l’eau et consomme près de cinq fois plus de calories qu’il n’en produit. Les pesticides et antibiotiques de ce mode de production affectent gravement la santé des paysan·n·es et ouvrièr·e·s agricoles ainsi que les consommateurs·trices des aliments contaminés.
Les crises sanitaires concernant l’alimentation et l’environnement se multiplient d’année en année: rappelons par exemple la maladie de la vache folle, la grippe aviaire, le scandale des œufs contaminés au fipronil, sans parler des effets potentiels, encore peu recherchés, des cocktails de pesticides dans nos fruits et légumes. De surcroît, ce système alimentaire mondial contribue à près de 50% aux émissions de gaz à effet de serre. Que l’origine du corona-virus soit également due ou non, aux conséquences directes ou indirectes de l’emprise de l’agriculture industrielle sur les sols, ne sera certainement jamais établie avec certitude. Pourtant, ce sont bien les pesticides et les antibiotiques de ce mode de production qui sont à l’origine de la plupart des scandales alimentaires.
Au mètre carré de surface agricole, la Suisse est un des pays qui utilise le plus de pesticides. Il n’est donc pas étonnant que de plus en plus de communes en retrouvent des traces, dépassant les normes autorisées, dans l’eau potable. Deux initiatives populaires, l’une demandant «une Suisse sans pesticides de synthèse» et l’autre dénommée «Pour une eau potable propre et une alimentation saine - Pas de subventions pour l’utilisation de pesticides et l’utilisation d’antibiotiques à titre prophylactique» seront soumises au vote populaire au mois de juin prochain. Avec l’acceptation de ces deux initiatives, la Suisse pourrait jouer un rôle précurseur pour une agriculture écologique au niveau européen.
Certes, les deux initiatives peuvent choquer par leur radicalité et quelques aspects difficiles à mettre en pratique dans un court laps de temps. Mais nous connaissons aujourd’hui les graves conséquences de la priorisation par les politiques agricoles suisses et européennes de critères de marché éphémères, au détriment du maintien des ressources naturelles et des écosystèmes de la planète ainsi que de la santé de la population.
Qu’attendons-nous donc pour agir et remettre la priorité sur des modes de production plus humains, garantissant une bonne alimentation pour nous et les générations futures ?
Soutenir résolument ces deux initiatives populaires constitue un levier dans cette direction. Reconnaissons enfin que l’urgence agricole fait partie de l’urgence climatique !
RAYMOND GÉTAZ, coopérative Longo maï, Undervelier
Le Courrier du vendredi 21 mai 2021
Pépins et pesticides
«Pomme de discorde» • le nouveau film de Daniel Künzi est une enquête sur un fruit emblématique, pour dénoncer les méfaits de l’agriculture industrielle.
Après avoir accompli la moitié du tout du monde, des milliers de pommes chiliennes sont mangées en Suisse. Elles sont cultivées par des temporaires qui se définissent comme les esclaves du XXIe siècle, arrosées aux pesticides, produits notamment en Helvétie, mais interdits dans notre pays. Les enfants sont les principales victimes de ces toxiques. Un secret bien gardée : Syngenta, Migros et Coop ont refusé de s’exprimer «face caméra» sur ce business. Pourquoi ?
Une alternative existe pourtant. Dans le Canton de Neuchâtel, une coopérative «Le Bor» plante des pommiers avec des enfants.
Dans «Jura, enracinés à leur terre» (2017), Daniel Künzi dressait un état des lieux inquiétant du monde paysan. Il y ajoute un chapitre avec Pomme de discorde (alerte pesticides), dont la sortie tombe à point nommé – juste avant les votations du 13 juin sur deux initiatives populaires contre les pesticides. A l’origine de ce documentaire, une question (faussement) innocente: pourquoi nos supermarchés vendent-ils des pommes importées de Nouvelle Zélande ou du Chili ?
Premier constat, les vergers d’antan sont en voie de disparition. Interrogeant des paysan·nes du Val-de-Ruz en résistance, le cinéaste fustige une politique agricole fédérale alignée sur la mondialisation libérale, encourageant monocultures et exploitations industrielles. C’est ce modèle économique qui prévaut au Chili, où Gala, Granny Smith et Pink Lady sont cultivées sur plusieurs hectares. Dans le sillage du réalisateur, on y découvre une main-d’œuvre exploitée – «nous sommes les esclaves du XXIe siècle», déclare une travailleuse – et exposée aux pesticides. L’épandage intensif contamine aussi la population locale (dont les enfants d’une école toute proche), provoquant vomissements, diarrhées, malformations et handicaps mentaux à la naissance. Les normes légales sont respectées, assure pourtant le ministre de l’Agriculture chilien.
Certains de ces produits sont fabriqués en Suisse par Syngenta, alors même que leur utilisation est proscrite dans le pays. Ce qui ne les empêche donc pas de finir (certes dilués) dans notre assiette! Pas étonnant que le groupe bâlois ait refusé d’accorder une interview au réalisateur, comme les grands distributeurs Coop et Migros. Survolé en 70 minutes, le sujet appelait d’autres développements et intervenants, mais «Pomme de discorde» va droit au but: dénoncer les conséquences écologiques et sanitaires d’une agriculture mondialisée soumise à la loi du marché, en plaidant pour un changement de paradigme qui devient urgent.
MLR
À l’affiche en Suisse romande et dès le 2 juin à Genève. Séances en présence du cinéaste: ve 28 mai aux Breuleux, sa 29 au Noirmont, di 30 à Porrentruy, ma 8 juin à Delémont, me 9 à Neuchâtel et La Chaux-de-Fonds, je 10 à Bienne et Berne.