LE COURRIER        LUNDI 31 MAI 2021        CONTRECHAMP

  

INVITÉ

  

Surveiller, une passion centenaire

  

SuisseLa surveillance politique jouit d’une longue tradition en Suisse. Au long du XXe siècle, se multiplient des tentatives législatives visant à accroître le contrôle des «populations jugées dangereuses par les élites politiques et économiques», souligne Frédéric Deshusses. Sous couvert de lutte antiterroriste, la loi MPT actuellement en votation s’inscrit dans ce sillage.

  

surveillance

  

FRÉDÉRIC DESHUSSES *

  

Que signifient les chiffres 31/503? Dans le langage codé de la police fédérale, ils désignent le Comité d’action cinéma (CAC) de Lausanne. Le code 300.738 désigne le journaliste Nicolas Meienberg et le code 300.08 les abonné·es à la revue genevoise Tout va bien. La liste de ces désignations cryptiques est longue: elle a été publiée sur une pleine page par la Wochenzeitung (code 300/50.855) et occupe une dizaine de pages du volume «Cent ans de police politique en Suisse 1889-1989» paru aux éditions d’En bas (code (001)300.08).

Cette minutieuse codification de la vie démocratique, culturelle et intellectuelle dissidente de la Suisse a servi à la mise en place d’un fichier concernant environ 900'000 personnes, soit un peu plus de 10% de la population résidente. Révélée en 1989, l’existence de ce gigantesque fichier a provoqué un certain scandale. Un scandale, mais pas de surprise tant la Suisse a une longue tradition de surveillance policière des populations jugées dangereuses par les élites politiques et économiques.

 

Répression préventive

 

Au cours du XXe siècle, le corps électoral de la Suisse rejette à quatre reprises des propositions d’extension du code pénal fédéral dans le sens de la répression de délits d’opinion ou d’actes n’ayant débouché sur aucun délit.

Une loi dite «muselière» est rejetée par le corps électoral en 1903. Il s’agit de punir les appels à la désobéissance des soldats. Dans son message, le Conseil fédéral admet qu’il s’agit d’une action essentiellement préventive: «Il ne s’agit pas de l’instigation dans le sens du droit pénal, d’après lequel il n’y a pas instigation lorsqu’il n’y a pas eu d’acte punissable [...]. En effet, on veut ici sévir aussi contre l’instigation qui n’a pas produit de résultats.» (FF 1901 IV 1182). Il faut se souvenir que le tournant du siècle est marqué en Suisse par d’importantes grèves contre lesquelles l’armée est mobilisée: grève générale genevoise de 1898, puis de 1902, grève du bâtiment à Bâle en 1904, etc.

C’est ensuite la loi Haeberlin qui est refusée en 1922. Le Conseil fédéral entend pénaliser la propagande et les activités liées au mouvement ouvrier. C’est que les élites économiques et politiques ont tremblé devant la grève générale de 1918. Ainsi, dans son message, le Conseil fédéral souligne que «la voie constitutionnelle et légale apparaît maintenant à beaucoup [...] comme un moyen insuffisant ou trop lent à réaliser leurs aspirations au pouvoir. Les manifestations des années 1918 et 1919 ont projeté une pleine lumière sur cette mentalité répandue dans certains milieux. [...]» (FF 1921 II 498). Malgré l’échec en votation, Haeberlin élabore un nouveau projet de loi pour la protection de l’ordre public, rejeté en 1934.

Quatrième tentative, la Police fédérale de sécurité (PFS) qui fait suite au rejet en votation (1970) de la Police mobile intercantonale, un corps spécialisé dans le maintien de l’ordre. L’argumentaire déployé par Furgler à l’appui du le projet de PFS souligne l’accroissement du risque terroriste. Mais c’est encore le contexte d’un mouvement social qui sert de toile de fonds à cette tentative de créer un corps fédéral d’intervention. Dès 1970, de nombreux groupes politiques, souvent issus du mouvement étudiant de 1968-1969, thématisent la nécessaire rupture avec l’ordre social issu des accords de paix du travail et remettent en cause l’intégration du mouvement ouvrier dans les institutions politiques traditionnelles.

Dans ces quatre cas, une alliance de positions fédéralistes, opposées à la centralisation et au renforcement de l’administration fédérale, et de positions libérales (préservation des libertés individuelles) permet le rejet des projets. L’administration fédérale parvient néanmoins à assouvir sa pulsion panoptique en dépit de ces résultats négatifs. Si 1903 voit le rejet de la loi muselière, elle voit aussi la constitution du Bureau central de police. En 1935, une année après le rejet du projet Haeberlin II, le Conseil fédéral propose un arrêté urgent instituant une véritable police fédérale (FF 1935 I 745), placée sous la responsabilité du Ministère public.

 

1989, le scandale des fiches

 

Le gigantesque fichier révélé en 1989 s’inscrit dans le développement d’une administration fédérale dédiée au renseignement politique préventif. Une trentaine de fonctionnaires fédéraux sont chargés de compiler les renseignements obtenus par les polices politiques cantonales et de demander des actes d’investigation. La dérive découverte en 1989 est totale: toutes sortes de groupes culturels et politiques sont surveillés, les renseignements servent à des usages n’ayant aucun rapport avec la protection de l’Etat.

Ainsi, en 1971, une lettre de la division fédérale de police au sujet de la procédure de naturalisation facilitée de deux enfants d’une dizaine d’années indique que: «La mère de ces enfants [...] est considérée comme une personne très dangereuse au point de vue politique.» En quoi consiste ce grave danger? La personne visée est membre d’un groupuscule gauchiste parfaitement légal. Les rapports à son sujet indiquent qu’elle en distribue le journal dans la rue et prend la parole dans les manifestations. Malgré cette menace, la naturalisation peut être acceptée, notent les agents fédéraux, magnanimes, car, les enfants ne vivant pas avec leur mère, «il est à supposer qu’ils ne seront point influencés par [elle]» (sic).

Si le scandale est vif tout au long des travaux de la commission d’enquête parlementaire – 30'000 personnes manifestent le 3 mars 1990 contre l’État fouineur –, une interprétation minimisant la portée de la surveillance généralisée de la population suisse tend aujourd’hui à s’imposer. À l’occasion des trente ans de la révélation du fichier, l’actuel préposé fédéral à la protection des données affirme à la Radio télévision suisse que «l’un des grands problèmes, à la fin de la Guerre froide, était que la majorité de la population n’acceptait plus que les données personnelles soient traitées sous l’angle de la menace d’une collaboration avec un ennemi communiste qui n’existait plus».

Se dessine peu à peu l’image – finalement rassurante – d’une police d’opérette prise dans des schémas anciens. Rien n’est moins vrai: le «Rapport général de surveillance des activités des groupuscules d’extrême-gauche et autres mouvements révolutionnaires» transmis chaque année par la police genevoise témoigne d’un suivi très rapproché des différentes fractions qui constituent la Nouvelle gauche romande. Les moyens mis en œuvre sont considérables: surveillance téléphonique, filatures, surveillance sur le lieu de travail, etc.

Les conséquences sur la vie des individus peuvent être considérables. Comme on l’a vu plus haut, la police fédérale s’immisce dans les affaires familiales. On ne compte pas les échanges d’informations avec les employeurs: une notice du 30 novembre 1977 indique par exemple que «l’employeur a fait un bon rapport sur V. Étant donné ses convictions politiques, il l’aura à l’œil». On s’imagine facilement les conséquences concrètes d’une telle surveillance sur le lieu de travail.

Porte ouverte à l’arbitraire

 

Le texte soumis au vote le 13 juin prochain s’inscrit dans une pratique séculaire de maintien des classes dominées sous l’étroite surveillance de l’État. Elle ajoute à la surveillance une possibilité d’actions préventives. Un changement majeur, qui s’est opéré ces vingt dernières années, est que les forces libérales et fédéralistes ne font plus barrage à la constitution d’un Etat central policier. Dans ce contexte, le souvenir des pratiques arbitraires révélées au public en 1989 ne peut que nous remplir d’un effroi prospectif devant les possibilités offertes par la Loi sur les mesures de police contre le terrorisme (MPT). I

  

  

* Archiviste, Frédéric Deshusses travaille actuellement pour l’association Archives contestataires. Il est l’auteur de Grèves et contestations ouvrières en Suisse: 1969-1979, Archives contestataires et Ed. d’En Bas, 2013.

 

ALLER PLUS LOIN:

• Hans Ulrich Jost, Marc Vuilleumier, Charles André Udry et al., «Cent ans de police politique en Suisse 1889-1989», AEHMO et éd. d’en bas, 1992.

• Schnüfflestaat Schweiz. Hundert Jahre sind genug, Zurich, Limmat Verlag, 1990.

• Urs Paul Engeler, Grosser Bruder Schweiz. Wie aus wilden Demokraten überwachte Bürger wurden, Zürich, Weltwoche, 1990.

• Les Archives contestataires consacrent une page thématique aux fiches de police sur leur site Internet: archives-contestataires.ch

• Archives sociales suisses, Archiv Schnüffelstaat Schweiz, Ar 47. Le Centre international de recherches sur l’anarchisme conserve également des archives relatives aux fiches de police.

Les archives du journal Fichen Fritz  sont disponibles en ligne

  

  


  

  

LE COURRIER        mercredi 02 juin 2021   -   Lettre de Lecteur

  

SAUVONS L’ÉTAT DE DROIT !

  

Législation • Mathilde de Aragao s’exprime sur un des prochains sujets de votation.

surveillance

  

Le 13 juin prochain, le peuple suisse se prononcera au sujet de la nouvelle loi sur les mesures policières de lutte contre le terrorisme (MPT). Si le Conseil fédéral entend renforcer la prévention des actes terroristes, il n’en demeure pas moins que cela se ferait au détriment des droits humains et des principes fondateurs de l’État de droit. C’est pourquoi il convient d’alerter l’opinion publique quant à la dangerosité d’une loi qui, sur la base de simples soupçons et en dehors de toute procédure pénale, permettrait notamment des interdictions de périmètre et de contact (dès 12 ans), voire une assignation à résidence (dès 15 ans) pour tout individu représentant une menace potentielle.

De ce fait, outre une privation arbitraire de liberté, la loi MPT va à l’encontre de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme ainsi que de la Convention de l’ONU relative aux droits de l’enfant.

Par ailleurs, l’élargissement de la définition du terrorisme à toutes «actions destinées à influencer ou à modifier l’ordre étatique [...]» (Art. 23e) ouvre la voie à une interprétation subjective du texte, pour le moins problématique.

En ce sens, il semble légitime de s’inquiéter du sort réservé aux activistes et militant·e·s qui remettent en question le statu quo de l’État par des protestations justifiées; sans compter l’exemple que cela offrirait à des gouvernements autoritaires désireux d’écraser toute opposition politique. Soucieuse de faire honneur à sa réputation, la Suisse doit alors rester la garante des droits humains !

  

MATHILDE DE ARAGAO, comité de la Jeunesse socialiste vaudoise

Jeunesse socialiste

  

  


  

  

24heures        mardi 01 juin 2021   -   Lettre de Lecteur

  

La crainte de la menace terroriste

  

À propos du débat «Faut-il durcir la loi antiterroriste ?» coorganisé par «24 heures» le 17 mai 2021.

  

Contrairement à ce qui est souvent affirmé, l’article 23e de la loi sur les MPT (La loi fédérale sur les mesures policières de lutte contre le terrorisme) ne contient pas à proprement parler de définition du terrorisme. Il tente de caractériser «l’activité terroriste» par la combinaison de deux critères. L’intention, d’une part: «influencer ou modifier l’ordre étatique». Le moyen, d’autre part, qui se décline en trois composantes selon le principe de la disjonction exclusive (énumération non cumulative): «par des infractions graves ou la menace de telles infractions ou par la propagation de la crainte».

Cet article est tellement mal formulé que ceux qui l’ont élaboré ne se sont pas aperçus que, en poussant le raisonnement jusqu’à l’absurde, ils répondaient eux-mêmes à ces deux critères. C’est évident pour le premier, la conception d’une loi n’ayant d’autre but que d’influencer l’ordre étatique.

Mais le second critère pourrait également être invoqué; évidemment pas pour ses premières composantes, mais pour la troisième, dans la mesure où la campagne pour l’adoption de la loi ne cesse de se référer à la menace terroriste et donc de raviver sa crainte.

Fedpol ne compte probablement pas dans ses rangs un facétieux ayant l’idée de soumettre ses collègues juristes aux mesures qu’ils ont élaborées, afin de prévenir «l’activité terroriste». Si c’était le cas, il violerait l’esprit de la loi, mais pas sa lettre. Il est vrai que la version française de l’article 23e ne traduit qu’imparfaitement le texte allemand qui mentionne «Furcht und Schrecken», soit «peur et horreur», ce qui n’est pas exactement la même chose que la «crainte».

Sur le fond, cela ne change pourtant pas significativement le problème que pose cet article formulé en termes largement indéfinis.

  

A-J. R., Lsne