La propriété, moteur de la mondialisation




Par Pascal van Griethuysen. Chargé de cours à l'Institut Universitaire d'Études du Développement


Pour comprendre la dynamique de la mondialisation, il faut remonter aux fondements mêmes du développement capitaliste: à l'institution de la propriété. Dévoiler le vrai visage de la propriété et décrire les modalités de son expansion permet d'identifier les mécanismes qui poussent à la course au profit et à la marchandisation du monde.

Propriété : possession exclusive et excluante

Toute société se dote de règles contrôlant l'accès aux biens et aux ressources naturelles. Au sein de la société capitaliste, l'accès à la terre, l'exploitation des matières premières, l'utilisation d'une technologie sont réservés à ceux qui détiennent des titres de propriété sur ces ressources. Ainsi, le propriétaire d'une maison a le droit d'en disposer comme il l'entend: il peut y habiter, mais il peut aussi la louer; il peut vendre sa maison, et il peut contracter une hypothèque qui lui permet de disposer d'une somme d'argent et de construire une piscine. Rien de surprenant? Et pourtant: comment se fait-il que le propriétaire dispose d'une somme d'argent alors qu'il habite toujours dans sa maison? Et pourquoi un propriétaire est-il en mesure d'obtenir un emprunt auprès d'une banque alors qu'un non-propriétaire en ressort bredouille? La réponse à ces questions réside dans la nature du titre de propriété. Ce titre assure à son détenteur qu'il est seul à posséder les biens concernés: "ce qui est à moi n'est à personne d'autre". Cette possession exclusive implique l'exclusion des non-propriétaires. En effet, des lois obligent les non-propriétaires à respecter les droits des propriétaires et des sanctions sont appliquées aux contrevenants. De ce fait les propriétaires sont assurés de conserver leurs privilèges. Ainsi garanti, le titre de propriété procure à son détenteur une forme de sécurité. Représentant la valeur spécifique de la propriété, cette sécurité est immatérielle. Elle n'en est pas moins réelle, et c'est en l'engageant que le propriétaire d'une maison obtient une hypothèque.

La monnaie : un dérivé de la propriété

La sécurité qui émane du titre de propriété est transmissible. Ainsi, aux débuts de l'époque coloniale, de grands propriétaires terriens, assurés de disposer de manière exclusive et durable du produit de leurs récoltes, se sont engagés à garantir les expéditions des grands navigateurs. Comme preuve de son engagement, un propriétaire émettait un papier-valeur indiquant son nom et l'importance de sa garantie. Ancêtre du billet de banque moderne, le papier-valeur avait pour fonction de matérialiser le transfert de sécurité que le propriétaire foncier transmettait au navigateur. Cette garantie permettait à ce dernier d'obtenir les équipements et les hommes nécessaires à son projet. En cas de succès, une partie des richesses ramenées d'outre-mer revenait aux propriétaires qui avaient garanti l'expédition. En cas d'échec, le propriétaire perdait les biens engagés, perte parfois compensée par la confiscation des biens du navigateur. Ainsi, c'est sur la base de la propriété existant en Europe à cette époque que l'expansion européenne a été rendue possible. Dès ses origines, le crédit s'est imposé comme le mode d'expansion privilégié de l'économie de propriété. Par la suite, succès oblige, les relations de crédit se sont généralisées. Des banques spécialisées dans le crédit sont apparues; devenus anonymes, les papiers valeurs ont pris la forme de billets de banque dont l'émission a été confiée à une banque centrale. Ainsi, la monnaie telle que nous la connaissons constitue un titre de propriété anonyme et transmissible.

La relation de crédit et ses conséquences

Lors d'une relation de crédit, le créancier transmet la sécurité que lui confère sa propriété sous forme d'argent. En échange de son prêt, il exige que le débiteur paie un intérêt et garantisse le remboursement par la mise en gage de sa propre propriété. Le créancier peut saisir la propriété du débiteur si ce dernier n'est pas en mesure de rembourser. Pour cette raison, la relation de crédit ne peut se faire qu'entre propriétaires. De son côté, le débiteur peut utiliser l'argent créé pour entreprendre de nouvelles activités.

Pour rembourser l'emprunt et payer l'intérêt sous forme monétaire, le débiteur doit entreprendre une activité convertible en monnaie. Or, seul le marché permet d'exprimer les biens et les services sous forme de coûts et de revenus monétaires. C'est pourquoi les biens produits doivent être vendus, les matières premières achetées et les relations de travail salariées. La marchandisation des ressources humaines et naturelles est donc une conséquence de l'expansion de la propriété par la voie monétaire.

Obligé de rembourser son emprunt, le débiteur doit absolument mener des activités rentables. Il est donc à l'affût de tout moyen pour diminuer ses coûts et accroître le produit monétaire de ses activités. Mais le paiement de l'intérêt lui impose de rembourser plus que ce qu'il a emprunté et cela dans un temps donné. Dès lors, l'expansion des activités économiques est une nécessité; il faut privilégier tout moyen de satisfaire cet impératif de croissance et cette pression temporelle.

La position de l'entrepreneur

Contraint de produire toujours plus, plus vite, au moindre coût, l'entrepreneur ne peut se préoccuper des conséquences sociales ou écologiques de ses choix. Obligé de réduire ses coûts, il s'attaque en priorité à la masse salariale et aux coûts des matières premières. Ainsi les indices boursiers saluent à la hausse les annonces de licenciement ou la diminution du prix du pétrole parce que de telles annonces renforcent les perspectives de rendement des entreprises. De même, pour vendre ses produits, l'entrepreneur doit impérativement cibler la demande solvable, au détriment de tous les besoins qui ne peuvent s'exprimer sous forme monétaire (besoins des populations pauvres, des générations futures, préservation de l'environnement). Pour augmenter ses ventes, il n'hésitera pas à investir des sommes considérables en publicité. Dans un tel contexte, le progrès technique est aussi soumis au critère de rentabilité monétaire: il permettra de réduire certains coûts (utilisation plus efficace des ressources), de produire davantage et plus vite (croissance et efficacité temporelle) ou de créer des produits nouveaux (augmentation des ventes). Pour les mêmes raisons, l'entrepreneur va investir des domaines a priori non économiques. Il peut par exemple être plus rentable pour les producteurs et les gros consommateurs d'énergie de financer une campagne de refus d'une taxe sur l'énergie que de devoir la payer.

Une course à la rentabilité

Grâce au développement des technologies de l'information et à l'évolution du mode de financement des entreprises, les propriétaires sont parvenus à systématiser leurs stratégies d'enrichissement. Opérant sur un marché financier globalisé, ils s'efforcent désormais d'accroître la valeur de leur propriété au travers d'opérations boursières. Ils achètent les actions des entreprises qui démontrent les meilleures perspectives de rendement et les revendent au moindre signe d'incertitude.

Confrontées à cette offre de capital globale, anonyme et intransigeante, les entreprises se trouvent dans une situation de concurrence nouvelle: elles doivent non seulement être rentables mais l'être davantage que leurs concurrentes. Seules les firmes réalisant les profits les plus importants peuvent attirer des financements extérieurs, et seules celles qui disposent de ce financement restent compétitives. Conséquence de cette course à la rentabilité: il y a toujours moins d'entreprises sur le marché. La succession de faillites, acquisitions et fusions d'entreprises que nous vivons depuis plusieurs années est une manifestation directe de cette tendance à la concentration de la propriété.

Parallèlement, l'exclusion, la pénurie et la misère s'étendent au fur et à mesure que de nouvelles ressources sont happées dans la dynamique expansive et exclusive de la propriété. En effet, dès qu'une ressource démontre un potentiel de rendement, elle devient objet de convoitise de la part des entreprises. Celles-ci s'efforcent alors d'en obtenir l'exclusivité en étendant à ces secteurs les lois régissant la propriété. Dans ce processus d'enclosures modernes (voir encadré), aucun domaine n'est à l'abri d'une appropriation privative. En témoignent les objectifs annoncés pour la réunion de l'OMC à Cancun en septembre 2003. Des pans entiers de l'économie encore non soumis à la propriété pourraient basculer dans la logique de l'exclusivité et de l'exclusion.

La mondialisation de la propriété

La propriété n'a pas de nationalité. Elle cherche à s'affranchir de tous les obstacles qui empêchent son expansion. Aujourd'hui, l'élite propriétaire contrôle les flux monétaires et les ressources les plus stratégiques (ressources minérales, savoir technologique). Elle peut ainsi renforcer constamment ses positions en finançant les activités les plus rentables et en s'appropriant toujours davantage de ressources. Subordonnés aux contraintes de l'économie monétaire et marchande, les agents économiques participent, sans toujours en être conscients, à l'établissement d'un mode d'organisation sociale fondé sur les privilèges des propriétaires. A l'opposé, les non-propriétaires sont progressivement dépossédés de toute forme de richesse. Les conditions imposées aux pays en développement par les organismes financiers témoignent de cette évolution: elles visent systématiquement l'ouverture des marchés, la libéralisation des flux financiers et la privatisation des secteurs publics. Ces mesures invoquées au nom de la gestion de la dette ne contribuent, de fait, qu'à établir les conditions nécessaires à l'expansion de la propriété à l'échelle mondiale.



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