Spéculation financière - maladie du capitalisme
Albert Jacquard écrit dans son dernier livre (janvier 2000) : "la faiblesse évidente de l'attitude libérale est de se fier à des mécanismes qui tiennent uniquement compte des phénomènes instantanés".
La spéculation financière est par excellence une manifestation de cette faiblesse évidente. Ce qu'on appelle communément "les marchés" ou "la bourse" sont les lieux où s'exprime la myopie généralisée des acteurs financiers. La spéculation financière dépasse quotidiennement en valeur le montant des échanges réels de biens et de services entre les êtres humains. Il y a une vingtaine d'années, les transactions d'échanges de monnaies étaient encore à 80% en relation avec l'économie réelle et servaient à financer les investissements et le commerce. Aujourd'hui, on estime que les échanges sont à plus de 90% spéculatifs et ne servent pratiquement plus au financement des besoins du marché comme on tente de nous le faire croire.
Les crises monétaires dues à la spéculation sont devenues une forme majeure de catastrophe humaine. Il suffit de se rappeler la crise du Mexique (1994 -1995), de la Thaïlande, l'Indonésie, la Corée du Sud et la Malaisie (1997), de la Russie (1998) et du Brésil (1999). Ces crises ont touché des pays qui représentent environ un huitième de la population mondiale ; les conséquences sociales ont été dramatiques : la pauvreté a doublé. Chez nous aussi les conséquences de la spéculation financière se sont fait sentir. Compte tenu d'une croissance du produit intérieur brut limitée à 2 ou 3%, poussées par leurs actionnaires qui cherchent un maximum de profit financier, les entreprises se livrent à des restructurations, des fusions, des recherches effrénées de profit qui sont souvent réalisées au travers de suppressions d'emplois. Les annonces de ce type de mesures, par exemple Unilever, la fusion des banques allemandes, Michelin, Moulinex, Alcatel, etc ... et pour rappel Renault Vilvorde , font monter la valeur boursière des actions. Mais à quel prix pour la cohésion sociale et la lutte contre le chômage et la pauvreté ?
Cette spéculation financière pourrait être assimilée à un cancer du capitalisme, puisque, comme pour le cancer, il y a développement de cellules d'une manière incontrôlée, des cellules folles qui ne contribuent en rien à la croissance ni au remplacement de cellules blessées ou malades, mais bien des cellules qui viennent étouffer les cellules saines et qui conduisent à la mort de l'individu.
Pour résumer, il y a d'abord la spéculation sur les devises ou sur les transactions monétaires qui ont entraîné les crises dans les pays cités ci-dessus, sans que les organes régulateurs internationaux comme la Banque mondiale et le FMI (Fonds monétaire international) ne puissent intervenir efficacement. Il y a ensuite les spéculations sur tous les produits dérivés en commençant par les opérations à terme, les options, etc... Mais il y a aussi les spéculations sur les actions et les obligations dans lesquelles les investisseursinstitutionnels, notamment les fonds de pension (en majorité anglo-saxons et surtout américains), jouent un rôle déterminant. Ces fonds de pensions sont nuisibles par la pression qu'ils exercent sur les "marchés" (les entreprises et les dettes des Etats). Les fonds de pension exigent des entreprises dans lesquels ils investissent des rendements qui dépassent souvent 15%. L'aberration du système réside dans le fait que les seniors jouent ce rôle, sans le savoir, et par-là même déstabilisent l'existence et l'avenir des plus jeunes générations. Paradoxalement, de nombreux pays européens veulent développer les même systèmes de pensions que les systèmes américains. Alors que même Tony Blair, le défenseur acharné de la "troisième voie" entre le capitalisme et le socialisme, reconnaît à propos des fonds de pension, "qu'un tel système génère trop d'inégalités et est insuffisant pour régler définitivement le problème de la baisse régulière du taux d'actifs dans la population". Finalement, la spéculation peut toucher, de près ou de loin, beaucoup d'entre nous, pris dans un jeu qui nous dépasse. Tout un chacun peut jouer en bourse depuis son ordinateur personnel comme on jouerait au casino. Mais qui gagne, et qui perd, dans ce jeu effréné du profit financier sans travail ?
Le sommet européen de Lisbonne, ces 23 et 24 mars, avait pour thème l'emploi et la nouvelle économie. L'Europe veut se mobiliser pour l'emploi, nul ne peut contester l'importance de cette mobilisation. Toutefois, lier celle-ci à la "nouvelle économie", c'est-à-dire l'Internet et les technologies de la communication, pourrait présenter autant sinon plus de danger que l'économie traditionnelle. En effet cette "nouvelle économie" est, encore plus que l'autre, sujette à la spéculation. Ne voit-on pas tous les jours augmenter la valeur boursière des entreprises émergentes sur Internet sans que celles-ci ne fassent aucun bénéfice ? Bien au contraire, la majorité d'entre elles accumulent les pertes. A un moment déterminé, et devant les pertes cumulées, les investisseurs sont obligés de jeter l'éponge, comme l'a fait ces jours derniers le premier réseau de télécommunications mobiles par satellite IRIDIUM. Ce ne sont pas les imprécations et les discours volontaristes qui changeront quoi que ce soit au fonctionnement de l'économie néolibérale et à sa vision à très court terme, pas plus que Rover n'a échappé à la logique du capitalisme de B.M.W., malgré les colères de Tony Blair. Ce sont de nouveaux mécanismes régulateurs qui devront être mis en place.
Depuis plus d'un an, une cinquantaine d'organisations - syndicats, ong, associations de citoyens, mouvements de jeunesse et d'éducation permanente -, regroupées au sein du Réseau Action contre la Spéculation Financière, défendent une vision différente et basée -
(1) sur le respect des valeurs humaines et de la cohésion sociale,
(2) sur les droits humains, reconnus universellement dans leurs principes,
(3) sur une économie qui soit au bénéfice des tous, hommes et femmes, et non liée prioritairement au profit pour quelques-uns,
(4) sur la dénonciation des mécanismes qui perturbent, polluent et entravent le respect de ces valeurs et sur la réalisation d'actions qui s'inscrivent dans un développement humain durable.
Albert Jacquard : "J'accuse l'économie triomphante" (12 janvier 2000)