Sorman

 

Coopération 08/2002

L'invité

L'invité : Guy Sorman


«Le progrès profite à tous»


On l'admire ou on le déteste: Guy Sorman ne laisse personne indifférent. L'économiste et penseur libéral vient de publier un nouvel essai. Qui risque de faire grincer bien des dents !

 

Coopération - Votre dernier livre, «Le progrès et ses ennemis», a un fort goût de pamphlet. Quelles étaient vos motivations en l'écrivant ?

Guy Sorman - C'était une réaction de colère contre un certain nombre d'impostures politiques et intellectuelles. Je voulais rétablir quelques faits pour que l'opinion publique puisse juger par elle-même les grandes controverses scientifiques de notre époque, notamment à propos du réchauffement du climat, du clonage, du nucléaire, des OGM.

- Pourquoi autant de citoyens des pays industrialisés sont-ils réfractaires au progrès technique ?

- Une partie d'entre eux n'a pas d'intérêt personnel au progrès. L'innovation scientifique profite toujours au grand nombre. Or, il y a une sorte d'égoïsme de classe, comme on disait naguère, des élites européennes qui vivent confortablement et ont le sentiment que l'innovation technique les dérange. Internet, par exemple, est un instrument très démocratique. Mais les élites y sont souvent hostiles car il casse les hiérarchies traditionnelles: tout le monde peut accéder aux puissants par E-mail. Beaucoup de réactions sont le fait de couches sociales qui craignent d'être dépossédées de leur pouvoir. Sans parler des reconversions idéologiques.

- A quelles idéologies faites-vous allusion ?

- Une bonne partie de la gauche révolutionnaire s'est reconvertie dans l'écologisme. La détestation du capitalisme se recycle dans ce mouvement. Sans oublier les motivations religieuses. Les pays catholiques ont toujours été réticents face à l'innovation. Maintenant, on voit émerger une religion de remplacement, une espèce de naturalisme, de culte de la nature qui a remplacé celui de l'homme.

- Vous n'êtes pas tendre avec les organisations non gouvernementales (ONG). Pourquoi ?

- J'ai fondé une grande organisation humanitaire, Action contre la faim, et je connais donc bien ce milieu. Ce qui lui manque, en fait, ce sont des règles du jeu, des chartes de comportement et éthiques. Car ces ONG ne sont responsables devant personne, elles font ce qu'elles veulent. Et certaines commettent des erreurs sans être jamais mises en cause. Voilà pourquoi je les critique.

- Que reprochez-vous aux opposants à la mondialisation ?

- Leur ignorance des faits et de l'histoire économique récente. Beaucoup de militants prétendent être du côté des pays pauvres. Or, ceux-ci réclament la mondialisation, la liberté des échanges, l'accès aux marchés des pays riches. Parce que l'histoire de ces quarante dernières années montre qu'il faut recourir au commerce extérieur pour sortir de la pauvreté de masse. Les anti-mondialistes se prétendent en faveur des pays pauvres, mais ils ne tiennent pas compte de leurs demandes, comme si ces nations n'étaient pas capables de juger par elles-mêmes.

- Vous pensez que leur idéologie est dangereuse ?

- Oui, parce qu'elle interdirait à des parties de l'humanité d'entrer dans le cycle du développement économique. Et ces mouvements ne proposent rien. Ils sont négatifs, voire nihilistes.

- Les antimondialistes ne sont-ils pas les porte-parole de la société civile ?

- La société civile, elle vote. Les gouvernements réunis dans ces sommets sont élus démocratiquement. Alors je ne vois pas pourquoi les démocraties devraient descendre dans la rue.

- Ne craignez-vous pas que la démocratie ne fasse plus le poids face aux intérêts économiques ?

- Depuis le 11 septembre 2001, c'est plutôt la préoccupation de la sécurité qui prédomine. Le problème n'est pas là. Depuis 1945, on pensait que le rôle de l'Etat était de gérer l'économie. Depuis les années 1980, on s'est aperçu que moins l'État s'occupait d'économie, mieux elle se portait. Elle est donc devenue autonome. Le rôle de l'État, c'est de veiller à la sécurité.

- Votre lecture des événements du 11 septembre 2001 ?

- Ils obligent les Etats à se recentrer sur leur vrai métier: nous protéger, quelles que soient les origines de la menace. Ensuite, le monde arabo-musulman a une relation conflictuelle depuis plusieurs siècles avec l'Occident. Et cette relation adopte des formes variables. Aujourd'hui, le terrorisme en est une. Enfin il y a un problème intérieur au monde arabe: il n'a toujours pas trouvé son chemin vers la modernisation économique et politique. Jusqu'à récemment, les pays arabes voulaient rattraper leur retard. Avec la révolution de Khomeiny, une autre idée a pris le relais:  il ne s'agit plus de rattraper la modernité occidentale, mais de revenir aux sources, au temps du Prophète.

- Ce que vous n'évoquez guère, c'est que la mondialisation laisse des milliers de travailleurs sur le carreau...

- C'est vrai. Je pense que le discours sur la mondialisation n'est pas très franc. Ce processus fait des bénéficiaires, mais aussi des victimes et on en parle peu. Il faut donc des politiques sociales d'accompagnement. En Europe, pour l'instant, une grande partie des activités sont à l'abri de la mondialisation. Mais la Chine est entrée dans l'OMC et les conséquences seront importantes.

- Quel concept se cache derrière ce que vous appelez le discours du Bleu ?

- Nous assistons à un triomphe du libéralisme économique parce qu'il a la grande vertu d'être efficace. Le problème, c'est que le marché ne développe et ne fait prospérer que ce qui est quantifié. Or, une quantité de valeurs, la civilisation, la culture, la relation à l'environnement, les liens intergénérationnels, ne sont pas quantifiées et peuvent être détruites par l'économie de marché. C'est la faute du système comptable qui ne prend en compte que ce qui est quantifiable. Donc, le discours du Bleu, ou l'économie de la dignité, idée que j'ai reprise du Mahatma Gandhi, consiste à révolutionner la comptabilité pour quantifier un certain nombre de valeurs et les réintroduire dans les raisonnements. Les politiciens ne gérant que ce qui est quantifié, cette solution modifierait l'orientation des politiques nationales et internationales et l'on ne détruirait plus des univers ayant une valeur propre.

- Si vous avez repris cette idée de Gandhi, pourquoi n'a-t-elle pas été appliquée ?

- Mais des progrès ont été accomplis. La famine ne règne plus en Inde ni en Chine. La durée de vie moyenne a été multipliée par deux dans ces pays, ce qui n'est pas négligeable. Pendant cette période, le combat a eu lieu entre le modèle libéral et le modèle socialiste soviétique. En terme d'efficacité, le modèle libéral a gagné. Maintenant, il s'agit de mener une réflexion à l'intérieur du libéralisme, c'est là que je me situe. Je suis très favorable à des réformes, mais elles doivent aussi venir des pays concernés. Ce n'est pas aux Occidentaux de dire aux autres ce dont ils ont besoin.

Propos recueillis par Pierrette Rey


Un Français engagé

Guy Sorman est né dans le Lot-et-Garonne en 1940. A 26 ans, il entre à l'Ecole nationale d'administration (ENA). Il a été président de la mission de prospective auprès du Premier ministre français de 1995 à 1997, puis a été chargé de conseiller le gouvernement sur les grandes orientations de la politique extérieure en matière audiovisuelle. Maire adjoint de Boulogne-sur-Seine, il a publié de nombreux ouvrages. Parmi lesquels: «Le bonheur français» (Fayard, 1995), «Le monde est ma tribu» (Fayard, 1997) ou encore «Le génie de l'Inde» (Fayard, 2000). Enfin, Guy Sorman a collaboré comme éditorialiste à différentes publications: L'Evénement du Jeudi, le Wall Street Journal, Asahi et il écrit régulièrement dans Le Figaro.


Guy Sorman, «Le progrès et ses ennemis» - Editions Fayard




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