Coopération 08/2002 – Tendances et société

Pourquoi tant de violence ?

Quel que soit le visage sous lequel elle apparaît, la violence occupe une place grandissante dans notre société. La voici abordée sous certains de ses aspects.

La violence est le thème de nombreux ouvrages. À noter le «Savoir gérer les violences du quotidien», de la psychosociologue Edith Tartar-Goddet (Editions Retz, 2001). Ce guide pratique analyse des situations violentes quotidiennes, en famille, à l'école ou au travail, et propose des solutions concrètes pour changer les comportements. Côté musées, à Zurich, le Bellerive propose «Image de violence ou la violence dans l'art contemporain», jusqu'au 19 mai. À Lausanne, l'Hôtel de Ville accueillera «Parcours dans la violence ordinaire» du 8 au 20 avril, avec conférences et ateliers au programme.

«L'homme n'est pas un être débonnaire au cœur assoiffé d'amour qui se défend quand on l'attaque. Il est un être qui doit porter au compte de ses données instinctives une bonne dose d'agressivité. Pour lui, le prochain n'est pas seulement un auxiliaire et objet sexuel possible, mais aussi un objet de tentation.» Ce constat sévère n'émane pas d'un sociologue contemporain, mais de Sigmund Freud, inventeur de la psychanalyse au XIXe siècle. Force est de constater, en ce début de troisième millénaire, que ses observations semblent plus que jamais d'actualité. Car on n'en finit plus de déplorer la montée de la violence dans nos sociétés. Au niveau international, elle se manifeste sous différents visages: attentats, guerres, conflits, épurations ethniques.

Plus près de chez nous, au quotidien, elle revêt souvent d'autres facettes: coups et rackets dans les cours d'école, casseurs des bals du samedi soir, harcèlement sexuel, disputes conjugales, incivilités, agressions en tous genres. Et la liste est loin d'être terminée. Le phénomène est-il amplifié par les médias, comme le prétendent certains? Selon un rapport de l'Institut de police scientifique et de criminologie de l'Université de Lausanne sur les tendances de la criminalité en Suisse de 1984 à 2000, les violences ont plus que doublé durant ces quinze dernières années. Toutefois, l'Office fédéral de la statistique a enregistré une baisse de la délinquance en l'an 2000. Alors, est-ce notre degré de tolérance face à l'agressivité qui a diminué? Dans les pages suivantes, différents spécialistes donnent leur point de vue éclairé quant aux causes de cette violence. Sans bien sûr prétendre y apporter de réponses définitives.

Christine Talos
Musée Bellerive, Höschgasse 3, 8008 Zurich.
Téléphone: (01) 383 43 76
Accès depuis les trams 2 ou 4 ou le bus 33.


Comprendre la violence

Qu'est-ce que la violence? Quelles sont ses différentes formes? L'avis de deux spécialistes.

Lorsqu'on parle de violence, on la confond souvent avec l'agressivité. Celle-ci est l'énergie qu'il nous faut déployer dans les situations de mise à l'épreuve. Nombre de nos actions l'exigent, ne serait-ce que pour convaincre un auditoire ou effectuer une tâche manuelle. «Notre réussite dépend en grande partie de la gestion de cette agressivité», note le psychanalyste jungien sédunois Alain Valterio. Si le but de l'agressivité est d'exister parmi les autres, la violence vise à les rabaisser, voire à les éliminer, afin de les dominer. «Elle donne à celui qui en abuse un sentiment de puissance.»

Pour Alain Valterio, la violence est instituée ou pathologique. «Pour comprendre la première, il faut se souvenir que les pires atrocités ont toujours été commises dans l'obéissance», relève-t-il. «Les attentats du 11 septembre ont été commis par des gens à qui l'on a fait croire qu'ils se battaient pour un idéal. On a légitimé leur violence en son nom.» Il compare cette forme de violence au «mobbing» dans les entreprises. «Le "mobbeur" est souvent un sous-chef à qui ses supérieurs font croire qu'il agit dans l'intérêt de sa firme.» Cette forme de violence se retrouve dans la rue. «Les voyous deviennent violents parce que leurs parents, supposés leur enseigner que la violence ne se justifie jamais, leur montrent le contraire, en étant incapables de résoudre leurs différents autrement», note Alain Valterio.

Lucien Barrelet, médecin-chef à l'Hôpital psychiatrique cantonal de Neuchâtel, à Perreux, constate en outre une «déséducation» terrible des gens. «Le braqueur, par exemple, n'a aucune idée du traumatisme subi par la victime, car on n'en parle jamais.» La deuxième forme de violence est pathologique. Comme celle du forcené de Zoug. «La personne est malade. Elle obéit à des pulsions qu'elle ne peut contrôler. Parfois elle entend même des voix qui lui ordonnent de commettre le pire au nom d'un idéal de justice absurde», note Alain Valterio. Naît-on violent ou le devient-on? «La plupart des gens violents en ont eux-mêmes été victimes, répond le psychanalyste, mais tous ne deviennent pas violents.» Ceux qui ont été battus dans leur enfance souffriront d'un problème d'agressivité refoulée et d'un sentiment de honte toute leur vie car «un enfant interprète le fait d' être battu comme un châtiment mérité».

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Le déni

Pour le philosophe Jean-Michel Longneaux, la culture occidentale pratique un déni radical à l'égard de la violence. La raison? L'éducation! «On nous a appris dès notre jeune âge qu'on ne peut pas se mettre en colère, faire le mal ni le vouloir.» Selon lui, la violence télévisuelle nous accoutume à devenir des spectateurs passifs. Mais d'autres s'en inspirent pour exprimer leur violence, parce qu’ils ne trouvent pas de modèles ailleurs.

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Jean-Michel Longneaux, Prendre soin et violence, Soins psychiatrie N° 210, 2000.


«Il faut à nouveau fixer des limites»

Le sociologue Michel Vuille est chercheur au Département de l'instruction publique du canton de Genève. Il a coécrit un ouvrage sur la violence ordinaire.

Coopération - Guerres, attentats, drogue, violence chez les jeunes, viols, braquages... Notre société devient-elle toujours plus violente?

Michel Vuille - Très difficile à dire. Analysons plutôt l'évolution de la société d'hier à aujourd'hui. Dans la société industrielle, il y avait un conflit central entre prolétaires et propriétaires. La lutte des classes mobilisait les gens. Se battre pour la dignité ouvrière contre l'exploitation des patrons avait un sens. C'était la question sociale de l'époque.

– Et quelle est celle de notre époque ?

– La fin des années 60 marque le passage à la société actuelle. Ce sont des années d'émancipation, on se libère des cadres traditionnels qui emprisonnent l'individu. Aujourd'hui se développe une société dite de réseau ou d'individus dans laquelle fleurit la compétition pour avoir ou garder un emploi. A cause de la crise, le chômage et la précarité menacent nombre de catégories de gens, en premier lieu les jeunes.

– Le lien avec la violence?

– Dans une société nouvelle qui ne fournit plus de cadre global et politique au conflit, la précarité, la vulnérabilité et l'insécurité sont des marques de la nouvelle question sociale. Tout se passe comme si les individus étaient responsables de leur propre vie, et nombreux sont ceux qui se sentent égarés dans un no man's land. Dans les banlieues en France ou aux États-Unis, des populations entières tentent de survivre, et les jeunes ne sont pas confrontés aux adultes par l'école ou le travail, mais à la police dans la rue. Ils ressentent ce face-à-face avec l'État comme une pure répression, d'où les explosions de violence. Chez nous, on n'en est pas encore là.

– On parle aussi beaucoup d'insécurité...

– Pour exister, une société a besoin de solidarité et de confiance entre groupes sociaux et générations. Or, depuis le début de la crise des années 70, les règles de conduite traditionnelles ont vieilli. De nouvelles apparaissent, encore mal établies et contradictoires. Cet entre-deux fait que la coopération et la solidarité prennent de nouvelles formes que les personnes âgées ne peuvent percevoir. Elles se sentent déstabilisées par cette transformation. À l'opposé, les jeunes sans attache familiale, scolaire ou professionnelle, se sentent victimes de la violence que la société leur fait subir. Un sentiment d'insécurité se développe peu à peu, inévitable lorsqu'il y a menace de rejet ou d'exclusion.

– Comment faire pour lutter contre la violence ?

– Au risque de paraître ringard, je défends cette thèse fondamentale: pour les jeunes générations, mais aussi pour les adultes et les aînés, il faudrait savoir refixer des limites collectives par rapport à ce qui est acceptable et inacceptable dans le «vivre ensemble» au quotidien. Il faut renouer avec le conflit, car nous avons oublié la culture du conflit qui était fondamentale dans la société industrielle. C'est peut-être un moyen de faire reculer la violence. Car dans un conflit, on est face à des adversaires avec lesquels on dialogue et l'on négocie, alors que dans une situation de violence, on est face à des ennemis qu'on cherche à détruire. C'est toute la différence.

Propos recueillis par Christine Talos
Michel Vuille, Dominique Gros, Violence ordinaire, Service de la recherche en éducation du DIP de Genève, 1999.


Quand s'instaure la loi du plus fort

Comment expliquer l'augmentation de la violence chez les jeunes? Michel Vuille évoque notamment l'absence de citoyenneté: «Dans la société industrielle, celle-ci et la démocratie servaient de liens sociaux. Aujourd'hui, beaucoup de jeunes se mobilisent, mais pas nécessairement au titre de citoyen. Ils n'ont pas d'intérêt pour la chose publique, car ils sont d'abord concernés par leur propre maintien dans une société qui fragilise et exclut.» Or, la démocratie suppose des règles, une délégation de pouvoirs et un espace de référence où les conflits peuvent être gérés. Quand les cadres d'obéissance s'érodent, la loi du plus fort s'installe. Et des formes de violence viennent de ce que des enfants se comportent en classe comme dans la rue. Sans oublier certains profs qui ne respectent pas leurs élèves. «Ces incivilités constituent la majeure partie de la violence ordinaire.» Selon le sociologue Robert Castel, l'individualité n'est pas un choix, mais une institution à laquelle chacun est soumis, avec une nouvelle norme à respecter: l'autonomie de l'individu. Ceux qui n'y parviennent pas sont en échec. Certains jeunes réagissent donc en se mettant en bande, seul moyen de se socialiser dans un groupe relativement fermé et hiérarchisé.

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Robert Castel et Claudine Haroche, Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi. Entretiens sur la construction de l'individu moderne, Editions Fayard, 2001.


Projet pilote genevois

Un projet pilote a été imaginé pour Vernier (GE) par la gendarmerie genevoise dans le but de résoudre le problème de la violence chez les jeunes dans les zones à risques. Il s'agirait d'un contrat de quartier visant à «instaurer un partenariat entre les différents acteurs d'une zone délimitée afin d'assurer la tranquillité et l'ordre public», selon la Tribune de Genève (21.1.02). Ce contrat serait signé par la mairie les citoyens et les commerçants. Un projet qui fait bondir Michel Vuille. Car le sociologue y voit plus un enjeu politique entre la gauche et la droite pour rassurer l'électorat qu'un véritable contrat social. «Il n'y a pas eu de débat démocratique au sujet de ce document, et les travailleurs sociaux ne sont pas tous d'accord d'entrer dans un réseau piloté par la gendarmerie», souligne-t-il. «Ce n'est pas le bon moyen de régler les questions de violence ordinaire et d'incivilité. Car l'idée directrice de ce projet est la répression.» Selon lui, il faut agir en amont en menant une véritable politique de prévention. Par exemple en intégrant les jeunes dans la cité.»

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«Les religions ont toujours eu recours à la violence»

Ahmed Benani est politologue et historien des religions. Il est aussi chercheur à l'Uni de Lausanne en science des religions.

Coopération - Les religions sont-elles inévitablement violentes ?

Ahmed Benani - Les religions ont toujours eu recours à la violence, à des fins de prosélytisme, de domination et de conquête. Aucun monothéisme n'échappe à cette logique de la violence. Mais ce qui est du domaine de l'Histoire – les croisades ou l'expansion de l'islam – n'a plus rien à voir avec les conflits actuels.

– En quoi sont-ils différents ?

– Aujourd'hui, la violence est l'expression de discordes planétaires, de conflits d'ordre matériel et de nature structurelle. Prenons le cas de la mondialisation. Elle génère des inégalités irréductibles. Le Sud s'appauvrit, le Nord s'enrichit. Et les acteurs du Sud vont puiser dans des références idéologiques et/ou religieuses la justification d'attaques contre le Nord. Mais il y a aussi des situations spécifiques, qui sont des dénis de droit, comme la crise au Proche-Orient. La résolution 242 des Nations Unies qui oblige Israël à se retirer des territoires occupés n'a pas été appliquée. Les Palestiniens ressentent donc un déni de droit qui les pousse à la révolte.

– La religion sert-elle de prétexte à la violence ?

– Dans certaines religions, il y a une instrumentalisation du religieux à des fins politiques. Particulièrement dans l'islam, en rupture avec la modernité depuis quatre siècles tant sur les plans social, juridique que politique. Le monde musulman est traversé par une vague d'ignorance. Dans son écrasante majorité, il ignore les fondements et l'histoire de sa religion. Il a une connaissance très superficielle du Coran et est pétri de traditionalisme. Il y a des taux ahurissants d'illettrisme, et l'islam reste la seule culture courante des peuples. Lorsque des agitateurs se lèvent et appellent au Jihad, ils ne font rien d'autre qu'instrumentaliser le religieux à des fins politiques.

– A-t-on inventé les religions pour justifier la violence ?

– Non. Elles sont apparues pour introduire un peu d'harmonie entre les hommes. Les trois religions monothéistes sont fondamentalement inscrites dans l'amour du prochain, la justice et la solidarité, contre l'obscurantisme véhiculé par les polythéistes ou «l'âge des ténèbres» dont parle l'islam. Les religions sont par essence aux antipodes de la violence. Mais il est vrai que pour parvenir à s'imposer, elles ont dû y recourir.

– On a l'impression qu'il y a toujours plus de montées intégristes...

– Non, c'est exactement l'inverse. La majorité des croyants est pacifiste, tranquille. Au sein du milliard de musulmans, seule une petite minorité est intégriste et essaie d'embraser le monde. Mais elle n'est pas suivie. Il n'y a pas de mobilisation aujourd'hui antioccidentale ou antichrétienne, à part les manifestations de rue au Pakistan ou en Indonésie. Quant aux chrétiens, la majorité est tranquille. La sécularisation a été un facteur d'apaisement de la violence religieuse.

– Comment envisagez-vous l'avenir des religions ?

– L'islam doit absolument se réformer, pour s'adapter à la modernité. Il est impossible de continuer en considérant les femmes comme inférieures, de gouverner au nom de préceptes religieux, de nier la liberté de conscience. Il ne faut pas que le musulman renonce à ses croyances, mais le religieux doit cesser de commander les hommes sur un plan politique, économique et social et rester dans la sphère privée. Quant à la chrétienté, elle a trouvé son équilibre puisque la laïcité était déjà contenue dans son message.

– Et le judaïsme en Israël ?

– Je m'en inquiète. Il a de longues souffrances derrière lui et il revit un autre drame. Selon moi, on assiste malheureusement à l'établissement d'un État théocratique. Toujours plus de juifs orthodoxes colonisent les territoires au nom d'une raison biblique. Alors évidemment, ce fondamentalisme juif est en train de nourrir un autre intégrisme, celui de certains musulmans de Palestine. Et là, il y a un véritable risque de guerre de religion.

– Vous faites partie des 200 juifs et arabes qui viennent de signer le premier Manifeste pour la paix au Proche-Orient. Un geste symbolique ?

– Nous sommes en Suisse 38'000 citoyens d'origine arabe et 18'000 juifs. Même si tous avaient signé le manifeste, notre influence sur les décideurs au Proche-Orient resterait relative. Il a d'abord le mérite de casser les méfiances, les préjugés, une certaine culture de la peur. Nous sommes profondément imprégnés par la culture démocratique et le modèle suisse, reflet parfait d'une diversité humaine qui cœxiste pacifiquement, et avons décidé de pousser ce «coup de gueule». Nous ne sommes pas isolés. En Israël même, plus de 200 réservistes de Tsahal refusent de combattre dans les territoires occupés. Le manifeste dit par anticipation ce qui interviendra inévitablement: la paix. Suite au 11 septembre, on entend de plus en plus le bruit des bottes, et les effets dévastateurs de la globalisation semblent faire entrer notre planète dans des zones de turbulence inquiétantes. Mais les sociétés civiles ont encore leur mot à dire. Nous avons esquissé les contours d'une paix durable dans la région. Nous n'en resterons pas là. Certains d'entre nous pensent à une marche pacifique internationale en direction d'Israël et de la Palestine.

Propos recueillis par Christine Talos


Christianisme

Dès la Genèse, la Bible parle de violence. L'homme est chassé du paradis, Abel assassiné par Caïn, Jésus crucifié. Un acte attribué aux juifs et lourd de conséquences. «Pendant plus de 2000 ans, l'Église a éprouvé une violence aveugle envers les juifs», note Ahmed Benani. «Cet antijudaïsme est devenu un antisémitisme racial au XIXe siècle, jusqu'à la solution finale hitlérienne qui a débouché sur la Shoah.» L'histoire chrétienne est parsemée de violence: les croisades dès le XIe siècle, puis l'Inquisition qui chasse avec une violence extraordinaire tout ce qui ressemble à de l'hérésie, sans oublier également la colonisation sanglante des conquistadors.

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La rivalité

À cause d'une vieille rivalité, l'islam n'a pas bonne presse en Occident et inversement. Chacun d'eux a atteint à un moment donné un niveau spectaculaire de développement. L'islam a été brillant jusqu'au XIVe siècle, avant d'être dominé par le christianisme. Un échec imputable à la non-maîtrise de la modernité par le monde arabo-musulman. Le regard de l'islam sur l'Occident est donc à la fois admiratif et jaloux, une attitude qui se traduit souvent par la haine. En outre, l'hégémonie occidentale emmenée par les États-Unis génère également la colère des musulmans.

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Recherches sur la violence

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