Stratèges osez allez jusqu'aux limites du chaos!

par Par Eric Beinhocker

Considérez une bille au fond d'un bol. Si aucune énergie ni aucune masse n'entre dans le bol, ce dernier constitue un système énergétique clos. La bille restera donc en équilibre au fond du bol pour l'éternité.

Si l'on transpose cette image dans le domaine économique, les parois du bol représentent la structure du marché (les coûts de production et les préférences des consommateurs par exemple), et la force de gravité, qui tire la bille vers son point de moindre dépense d'énergie, représente le comportement des entreprises, qui cherchent à maximiser leur profit. Connaissant les forces économiques en présence, sachant que les entreprises sont des actrices rationnelles et qu'elles jouent dans un système énergétique clos, il est facile de prédire quelles vont être, en situation d'équilibre, les quantités de marchandises produites, les prix de vente demandés et les profits engrangés.

Maintenant, si un coup venu de l'extérieur frappe les parois du bol, ces dernières se déformeront et la bille roulera vers un nouveau point d'équilibre (pièce à conviction No 1). Dans un système économique clos, si une innovation technologique extérieure modifie soudain les coûts de production, l'équilibre quantités-prix-profit sera lui aussi modifié. La séquence équilibre - changement d'une variable - nouvel équilibre sous-tend l'essentiel de la pensée économique traditionnelle. En effet, que font ordinairement les entreprises lorsqu'elles réfléchissent à leur avenir? Elles commencent par s'interroger sur la place qu'elles occupent dans leur secteur industriel; puis considèrent les chocs que ce secteur subit ou pourrait bientôt subir; en déduisent enfin la manière dont leur secteur industriel risque d'être affecté, et comment, en conséquence, elles doivent elles-mêmes réagir.

Leur raisonnement se fonde sur trois hypothèses implicites: primo, qu'elle connaissent la structure de leur secteur industriel; secundo, que la loi des rendements décroissants s'y applique (la loi du rendement décroissant postule par exemple, que chaque nouvel hectare mis en culture produira moins que l'hectare précédent, parce que l'on exploite forcément les sols les plus riches avant d'exploiter les plus pauvres); et tertio, que toutes les entreprises du secteur industriel considéré sont parfaitement rationnelles.

Mais que va-t-il se passer si ces hypothèses sont démenties par les faits? Si les rendements, au lieu d'être décroissants, sont croissants? (Chaque fois que Netscape, par exemple, vend l'un de ses logiciels de navigation pour Internet, la valeur du réseau des réseaux augmente, et donc le rendement du logiciel lui-même). Ou si l'entreprise ne dispose que d'une information lacunaire sur le secteur industriel où elle est active? Ou si deux entreprises interprètent la même information de façon différente?

Lorsque les hypothèses fondant le modèle de l'équilibre clos sont chamboulées de la sorte, les parois du bol commencent à perdre leur poli pour se transformer en un paysage de collines abruptes et de profondes vallées, et personne n'est plus capable de prédire où la bille trouvera son point d'équilibre, ni aucun PDG d'élaborer des stratégies pour son entreprise!

Imaginez une entreprise envisageant aujourd'hui d'entrer dans une industrie de haute technologie ou de services afin d'y investir massivement. Elle sait forcément qu'elle s'y heurtera à des entreprises solidement en place, bénéficiant d'avantages d'échelle ou de marque, capables, de surcroît, de copier très vite tout ce qu'elle pourrait proposer d'original. D'un point de vue économique classique, sa décision d'entrer dans cette industrie sans disposer d'un avantage concurrentiel durable tient donc du délire!

Et pourtant, des nouvelles venues qui ont nom CNN, Dell Computer, Wal-Mart ou IKEA, ont réussi à entrer sur un marché qui leur était étranger et à s'y imposer contre le “bon sens” du modèle classique! Comment? En imaginant des produits et/ou des systèmes de vente nouveaux, en pariant sur la dynamique de rendements croissants, en fondant leur démarche sur des schémas mentaux radicalement différents de ceux de leurs concurrentes.

Au vrai, les dirigeants d'industries soumises aujourd'hui à des vents de tempête - je pense par exemple aux PDG des
entreprises de télécom, contraints de jongler à la fois avec les déréglementations, la mondialisation, les nouvelles technologies, la convergence des industries de communication, les rendements croissants d'Internet ou de la radio-téléphonie - n'ont plus rien à faire des modèles économiques classiques fondés sur l'hypothèse d'un équilibre naturel des choses à l'intérieur d'un système clos. Ils ont désespérément besoin en revanche de modèles intégrant la notion de changement permanent. Heureusement pour eux, le monde des fourmis est là pour leur rendre l'espoir.

Les fourmilières sont en effet des constructions extraordinairement élaborées. Leur disposition reflète la hiérarchie sociale de leurs occupants, prévoit des chambres réservées, des portes d'entrée et de sortie soigneusement désignées...

Où est l'ingénieur qui a conçu ces fourmilières? Et où sont ses plans? Il n'y a, bien sûr, ni ingénieur ni plans. En revanche, chaque fourmi est programmée par son ADN pour obéir à un jeu de règles relativement simples, telle que: “Tiens-toi entre deux autres fourmis et fais passer tout ce que l'on te tend”. Les fourmis communiquent entre elles grâce à des signaux chimiques, les phéromones. Ces signaux donnent aux règles leur contenu, et enclenchent ou déclenchent leur mise en application. La fourmilière est donc la simple résultante de l'interaction dynamique de ces règles et de ces signaux.
[On lira à ce propos : “Individuellement, les insectes sont bêtes; mais collectivement, ils sont intelligents”, par Jean-Louis Deneubourg, dans “Le Temps stratégique” No 65 de septembre 1995].

La communauté des fourmis est un exemple de ce que l'on appelle les “systèmes complexes adaptatifs”. Ces systèmes ont trois caractéristiques.

Primo, ils sont ouverts: de l'énergie y entre et en sort en permanence; ils sont donc toujours en déséquilibre dynamique.

Secundo, ils sont constitués d'acteurs interactifs: fourmis, molécules, programmes informatiques, etc. Alors que les systèmes qui n'ont qu'un acteur (les monopoles par exemple) et les systèmes dont les acteurs sont multiples mais identiques (les systèmes de concurrence parfaite par exemple) sont simples et leur comportement est facile à prévoir, les systèmes “entre-deux”, en revanche, dont les acteurs sont innombrables et réagissent tous différemment (c'est la réalité quotidienne des affaires!), sont d'une complexité telle qu'il devient pratiquement impossible de prévoir leur comportement.

Tertio, ces systèmes s'auto-organisent et produisent de la sorte des structures reconnaissables. Individuellement, les fourmis ne construisent pas grand chose, mais dès qu'elles se trouvent ensemble et interagissent, une fourmilière surgit. La fourmilière étant le résultat d'interactions de base et non d'un plan préétabli, on dit qu'il y a auto-organisation des fourmis. Les villes, les écosystèmes forestiers, les systèmes immunitaires, Internet, sont d'autres exemples de systèmes complexes adaptatifs, dont les nombreux acteurs, en interagissant, créent des structures qui les dépassent.

Au cours des vingt dernières années, les scientifiques, se fondant sur les progrès de la mathématique, de la physique, de la chimie et de la biologie, et utilisant la pleine capacité des gros ordinateurs modernes, sont arrivés à la conclusion que les systèmes complexes adaptatifs obéissent tous à des lois communes. Une constatation du plus haut intérêt pour les dirigeants d'entreprise confrontés aux bouleversements désormais incessants de leurs marchés.

Un certain nombre d'économistes (dits de l'Ecole de Santa Fe, du nom du centre de recherche interdisciplinaire auquel plusieurs d'entre eux sont affiliés) se sont convaincus en effet que les systèmes économiques ne sont pas les systèmes clos que l'on croyait, mais des systèmes complexes adaptatifs.

Ces nouveaux économistes entendent d'abord fonder leur science sur une appréciation réaliste de la manière dont pensent les gens - ce qui les distingue d'emblée des tenants de la science économique traditionnelle, qui partent de l'idée que tous les êtres humains pensent de la même manière et font des choix résultant mécaniquement de déductions complexes. Comme le dit Andrew Clark, spécialiste des sciences cognitives à l'Université de Washington, “les êtres humains sont de mauvais logiciens, mais de bons joueurs de frisbee”. Il entend par là que les gens n'ont pas une logique déductive aussi élaborée et efficace que l'assument les modèles économiques classiques, mais un talent formidable pour induire “pifométriquement” de leurs expériences passées ce qu'ils doivent faire. Cette capacité d'induction leur permet de prendre des décisions rapides, même si l'information dont ils disposent est incomplète ou changeante. L'inconvénient, bien sûr, est que les décisions prises ainsi ne sont pas toujours optimales.

Les nouveaux économistes entendent ensuite se préoccuper non seulement du comportement de l'entreprise comme telle, mais aussi, dans une perspective évolutive, de l'interaction des gens au sein de l'entreprise et de l'interaction des entreprises entre elles.

Ils entendent considérer par ailleurs les marchés comme des systèmes dynamiques dont les acteurs “co-évoluent”, les changements évolutifs d'un acteur influant sur l'évolution des autres. C'est ainsi qu'une innovation comme l'invention de l'automobile fait co-évoluer l'ensemble du système, en provoquant le développement d'une industrie pétrolière, la construction de motels, la prolifération de banlieues, etc.

Ils entendent enfin utiliser des instruments de recherche nouveaux. Alors que la science économique traditionnelle utilise lesmathématiques pour fonder ses modèles théoriques, la nouvelle science, sans rejeter les démonstrations mathématiques, entend recourir surtout à des simulations par ordinateur, fondées sur des hypothèses toujours plus réalistes. Elle modélise par exemple plusieurs entreprises sous la forme de programmes informatiques intelligents, c'est-à-dire capables d'apprendre et de s'adapter, met ces programmes en concurrence simulée, puis lâche sur eux des forces qui les font évoluer, et regarde alors ce qui se passe.

Si de telles simulations n'aident guère les entreprises à définir des stratégies concrètes, elles peuvent les aider à comprendre comment les marchés se comportent et pourquoi.

Bien que la nouvelle science économique soit encore en chantier, on en sait suffisamment pour envisager quelques-unes de ses principales implications stratégiques et organisationnelles.

Les systèmes complexes adaptatifs sont caractérisés par ce que l'on appelle un “équilibre ponctué” (pièce à conviction No 2), c'est-à-dire qu'ils connaissent des périodes de calme et de stabilité relatifs, interrompues de loin en loin par des phases de restructuration violente, les “points de ponctuation”, lesquels prennent la forme de phénomènes aussi divers que l'extinction de certaines espèces ou les crises de la Bourse. Ces restructurations violentes ne sont pas nécessairement causées par des événements extérieurs - tels la comète qui aurait, dit-on, éradiqué les dinosaures, ou les mauvaises nouvelles qui provoquent la chute des cours boursiers - mais tiennent à l'évolution des systèmes eux-mêmes.

Le phénomène d'équilibre ponctué empêche les joueurs individuels du système complexe adaptatif de survivre très longtemps, pour la simple raison que leurs compétences et leurs stratégies sont finement réglées pour les périodes longues et stables, et deviennent en conséquence obsolètes lorsque les inévitables restructurations se produisent. La même chose vaut pour les entreprises: elles résistent mal aux bouleversements, secousses et ruptures technologiques ponctuant l'évolution naturelle des marchés - évolution qui dépend d'ailleurs plus des entreprises qui entrent dans ces marchés ou en sortent, que de la métamorphose des entreprises qui s'y sont installées de longue date.

Aux Etats-Unis, ce ne sont pas des détaillants établis de longue date, les Sears du genre, qui ont créé les magasins dits “category killers” (spécialisés dans la vente à des prix défiant toute concurrence d'un nombre restreint de produits) ou la vente par correspondance (même si Sears a inventé le catalogue il y a plus d'un siècle), mais de nouveaux venus agressifs: The Home Depot, Circuit City ou Lands' End. Ce n'est pas IBM qui a lancé sur le marché les miniordinateurs, les stations de travail, les ordinateurs personnels, ou l'usage étendu d'Internet, mais de nouveaux venus: Digital, Sun, Apple, Netscape. Certes, Sears etIBM ont survécu à ces bouleversements, mais se sont montrés moins dynamiques que le marché dans lequel ils opèrent. Achaque “ponctuation”, leurs résultats ont souffert.

Cependant que les entreprises individuelles souffrent à opérer des changements radicaux, les marchés, eux, en revanche, changent avec une facilité déconcertante, sans aucune espèce d'état d'âme. Une entreprise individuelle doit donc, si elle veut prospérer durablement, être une concurrente redoutable sur le marché aujourd'hui, et évoluer juste avant le marché lui-même.

Les stratèges traditionnels, se concentrant sur un combat unique, s'attachent à formuler clairement le où, le comment et le quand, ce qui au jour le jour est indispensable. Pour le long terme, cependant, s'ils veulent rester efficaces malgré l'incertitude des temps, il est indispensable qu'ils développent également des stratégies résistantes.

Microsoft est un excellent exemple d'entreprise ayant su à la fois se concentrer sur des objectifs au jour le jour et développer des stratégies résistantes. A la fin des années 80, le système DOS était arrivé au bout de ses possibilités. Bill Gates se concentra alors sur un objectif immédiat clair: changer de produit phare en passant de DOS à Windows. Néanmoins, percevant l'incertitude des temps à ce point de ponctuation, il décida de se couvrir en investissant dans des systèmes concurrents: Unix, OS/2 et Mac OS d'Apple. Il prit en outre des mesures pour développer dans sa propre entreprise des compétences très générales sur la programmation orientée-objet et sur l'élaboration d'interfaces graphiques, dont il jugea qu'elles lui seraient utiles dans un proche avenir, quel que soit le système finalement vainqueur.

Il est difficile de suivre plusieurs pistes à la fois. C'est pourquoi Bill Gates fut accusé de n'avoir aucune stratégie et de semer laconfusion dans l'esprit de ses clients. On peut d'ailleurs imaginer que sa manière de faire a suscité chez Microsoft même des tensions importantes.

Une entreprise résistante doit être capable de poursuivre plusieurs objectifs potentiellement contradictoires en même temps: des changements d'orientation déterminants (le passage à Windows par exemple), des mesures de protection (les investissements de Microsoft dans des systèmes concurrents), et des opérations “rien-à-perdre” (le développement par Bill Gates de compétences dans le domaine de la programmation orientée-objet).

Ce qui distingue une stratégie résistante d'une stratégie traditionnelle est que la première ne prétend pas être capable de déterminer ce qui va le plus probalement ou le moins probablement se passer, parce qu'elle s'est pénétrée de la Seconde Loi d'Orgel formulée par Francis Crick, l'un des découvreurs de l'ADN, à savoir: “L'Evolution est plus maligne que toi”. En d'autres termes, une entreprise résistante se dotera d'une palette de stratégies évolutives couvrant un spectre très large, anticipant que les unes réussiront et les autres échoueront.

Une étude des performances de 400 entreprises sur plus de trente ans a montré qu'une entreprise a de la peine à maintenir un niveau de performance supérieur à celui de ses concurrents plus de cinq années d'affilée. C'est que la plupart des entreprises souffrent, à un moment ou à un autre, du syndrome de la Reine Rouge, personnage d'Alice à travers le miroir (1872) qui déclare: “Il faut courir de toutes vos forces juste pour rester sur place.” Dans la nature, le syndrome de la Reine Rouge se vérifie lorsqu'un prédateur apprend à courir plus vite que sa proie, laquelle réagit en apprenant à se camoufler mieux; ou qu'il développe un sens aiguisé de l'odorat, à quoi sa proie réagit en apprenant à grimper dans les arbres; et ainsi de suite. Les entreprises sujettes à ce syndrome sont incapables de maintenir longtemps leur avantage comparatif (une notion-clé de la pensée économique traditionnelle). Pour réussir durablement, il leur faut changer sans cesse de position, pour se trouver toujours un peu en avance sur l'évolution.

Dans un système complexe adaptatif, les acteurs qui résistent au changement, comme d'ailleurs ceux ultrasensibles qui réagissent au moindre changement de façon radicale, sont éminemment inefficaces. Mais entre l'immobilisme et le chaos il existe heureusement une zone - “aux limites du chaos” - où les acteurs sont hyper-efficaces, parce qu'ils réussissent à être à la fois conservateurs et révolutionnaires.

Walt Disney Company est un bon exemple de ces entreprises qui prospèrent “aux limites du chaos”. Disney gère ses parcs à thème et autres affaires de manière très conservatrice, ne négligeant aucun détail opérationnel, fût-ce la tenue de ses gardiens de parking. Cette culture constamment réaffirmée par le management aurait tué ailleurs toute créativité. Or Disney est l'une des entreprises les plus innovantes du monde: elle a inventé le dessin animé et les parcs à thème, construit EPCOT (parc consacré aux technologies, faisant partie de Disney World, en Floride) créé des liens entre ses films et la vente au détail dans les Disney Stores, s'est lancée parmi les premières dans la télévision par câble.

L'importance centrale donné par Disney à la notion de divertissement familial, sa volonté de faire sourire chacun de ses clients, sa stricte discipline opérationnelle, constituent la moelle épinière autour de laquelle l'entreprise n'a cessé d'innover - à la fois conservatrice et révolutionnaire.

Un système évolutif doit aussi disposer d'un réservoir de stratégies possibles.

Dans la nature, l'évolution standardise les fonctions efficaces, mais garde en réserve des variations qui pourront servir à de futures innovations et adaptations. Dans le monde des affaires, rares sont les entreprises qui réussissent pareil tour de force. L'entreprise nouvelle bouillonne ordinairement d'idées pour mieux se battre contre ses consœurs qui sont en place. C'est pourquoi, durant ses débuts chaotiques, elle souffre de ne point avoir de routines de travail: elle maltraite les commandes, ou néglige de faire aboutir les pièces détachées au bon endroit.

Avec le temps, cependant, elle se rend mieux compte de ce qui marche et de ce qui ne marche pas, et se fixe sur les procédures et stratégies efficaces - lesquelles tendent à devenir dès lors son credo de base, renforcé par les schémas mentaux, la culture et la politique diffusées par son management. L'entreprise a absolument besoin d'une telle routine si elle veut grandir. Mais cette routine même la contraint à sacrifier un peu de son inventivité originelle. Lors du prochain “point de ponctuation”, elle risque donc de ne plus disposer d'un réservoir suffisant d'idées et d'expériences de rechange.

La science économique traditionnelle considère également que la taille est un avantage décisif, parce qu'elle permet d'évidentes économies d'échelle dans le domaine des achats, de la fabrication, du marketing, etc. Comment expliquer, dans ces conditions, que les entreprises géantes aient souvent tant de peine à répondre aux attaques de concurrents plus petits?

Lorsqu'un système est simple, et qu'il comporte relativement peu de pièces et d'interconnexions, sa capacité d'adaptation est faible: les états de rechange dans lesquels il peut se mettre sont en effet beaucoup moins nombreux que les défis qu'il risque de devoir affronter. Mais à mesure que le système grandit et se complexifie, le nombre d'états de rechange dans lesquels il peut se mettre augmente, et donc, exponentiellement, le nombre de réactions qu'il peut opposer aux défis de son environnement.

A partir d'une certaine taille et d'un certain degré de complexité, néanmoins, ce système va perdre brusquement de sa capacité d'adaptation — pour connaître ce que Stuart Kauffman appelle la catastrophe de la complexité. Cette catastrophe se produit lorsque l'interaction des pièces du système devient si intense et multiple que tout changement positif de l'une de ses parties entraîne inévitablement des effets négatifs dans une autre partie. Les propositions sont dès lors accueillies par la même litanie: “Si nous faisons A, nous allons décourager nos clients traditionnels; si nous faisons B, nous allons cannibaliser nos autres produits; si nous faisons C...” Le système, devenu conservateur, s'enferme dans son passé.

Lorsque Dell Computer a commencé à s'enrichir en vendant par correspondance ses ordinateurs personnels bon marché, on peut parier que quelqu'un, chez IBM, a lancé: “Pourquoi ne ferions-nous pas la même chose?” Mais IBM ne pouvait s'y risquer sans causer des dommages à son réseau immense de distributeurs et de vendeurs directs. Son histoire, sa taille, le mettaient, à cet égard, dans une situation infiniment plus difficile que celle de Dell.

Les entreprises peuvent atténuer l'effet des catastrophes de complexité par des stratégies innovatives et des changements d'organisation. General Motors a fait étudier son modèle Saturne (la petite cylindrée qui a révolutionné l'industrie automobile américaine voici une vingtaine d'années) dans une organisation “au vert”, loin des contraintes bureaucratiques de la maison-mère. AT&T s'est divisée en trois entreprises plus petites pour réduire les conflits stratégiques qui la déchiraient. Thermo Electron détache des parties d'elle-même à mesure qu'elle grandit, et les établit en entreprises autonomes. Dans une économie de désordre, le défi central, pour les entreprises, est, je le répète, de se montrer de redoutables concurrentes dans le court terme, en même temps que de redoutables exploratrices du long terme. Défi rude, que nombre d'entre elles renoncent à relever. Celles qui le relèvent néanmoins peuvent espérer les plus riches récompenses. La raison en est que nous autres humains, différents en cela des autres créatures du milieu naturel, pouvons faire mieux que de subir passivement l'évolution. Les sciences de la complexité nous aident en effet à comprendre peu à peu comment cette évolution fonctionne, quels tours elle cache dans son sac... et quelles compétences nous devons en conséquence développer pour survivre. Il est vrai que notre compréhension est encore un peu primitive. Mais nous progressons rapidement.

© Edicom - Edipresse Publications s.a.


Eric Beinhocker, Senior Advisor, McKinsey & Company, London, SFI Business Network
"Where Does Wealth Come From? A Complexity Economics Perspective"

One of the most stunning empirical facts in economics is the explosive growth in worldwide wealth over the past 250 years, and the related growth in the complexity of the global economy. Conventional, particularly neoclassical, economic theories have a very difficult time explaining this pattern of growth. This talk will explore what complexity science might offer in explaining this puzzle; most notably perspectives from evolutionary theory, thermodynamics, and cognitive science.



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