Le Courrier du lundi 4 mai 2020
REGARDS
EST-CE BIEN RAISONNABLE ?
Post-corona: stratégie du choc et lobbying décomplexé
CATHERINE MORAND Journaliste
Avec les frémissements de dé-confinement, les affaires reprennent-elles? Elles n’ont en fait jamais cessé pour le big business mondialisé, au taquet pour saisir les opportunités que représente cette crise sans précédent. Ce qui n’est guère étonnant. L’histoire de l’humanité montre en effet que les temps qui suivent les périodes de crise sont, pour certains, une formidable occasion de booster leurs affaires. A condition, bien entendu, de savoir saisir cette opportunité.
C’est visiblement le cas du géant mondial de l’agrobusiness Bayer-Monsanto lequel, ces dernières semaines, a assailli les décideurs politiques européens de missives leur demandant de geler tout projet de réglementation plus stricte «visant à réduire l'utilisation de pesticides, d’engrais ou d’antibiotiques». Pour faire bon poids, Bayer-Monsanto estime que les nouvelles règles européennes sur les pesticides représenteraient non seulement des «obstacles au commerce», mais priveraient les pays d’Afrique et d’Amérique latine «d’opportunités de développement économique et de durabilité environnementale» dans un contexte de crise.
Karine Jacquemart, la responsable pour la France de l’organisation de défense des consommateurs Foodwatch, qui a eu connaissance de ces démarches, n’est pas surprise par ce «lobbying décomplexé, même en période de crise». Cela relève, selon elle, de la «stratégie du choc», telle que définie dans le livre éponyme de l’essayiste canadienne Naomi Klein, qui décrit comment tirer profit de l’état de sidération d’une population dans la foulée d’une crise, d’un désastre naturel, d’une guerre, pour lui faire accepter des mesures qu’elle aurait trouvé inacceptables en temps normal.
L’après-corona risque de faire largement recours à la «stratégie du choc», malgré les appels en faveur d’un monde plus humaniste, social, d’une agriculture de proximité, de moins d’inégalités, lancés ces derniers temps. La crise économique qui émerge dans la foulée de la crise sanitaire constitue en tout cas un terreau fertile où des populations traumatisées, craignant par dessus tout de se retrouver sans emploi, sans revenus, risquent d’être prêtes à tout accepter. Y compris de travailler davantage sans contre-partie salariale, comme l’a récemment recommandé l’USAM, l’Union suisse des arts et métiers, la faîtière des petites et moyennes entreprises en Suisse, entre autres «pour atténuer les effets de la récession» qui s’annonce.
Juste avant l’USAM, Pierre-Gabriel Bieri, au nom du Centre patronal vaudois, avait déjà mis en garde «certaines personnes tentées de s’habituer à la situation actuelle», séduites par «un retour à une vie simple et au commerce local», voire «la fin de la société de consommation»; une perception «romantique» du monde selon lui, qui n’a pas d’avenir. Une prise de position qui a fait les délices des réseaux sociaux, avec y compris un écho chez nos voisins français. Le ton est en tout cas donné. Et les affrontements ne font que commencer entre celles et ceux qui souhaite-raient tirer parti de la crise du coronavirus pour changer notre mode de consommer et de travailler, et d’autres qui ambitionnent de rebondir sur le choc généré par la pandémie pour imposer des mesures impensables il y a encore quelques semaines.
CM
POLYPHONIE AUTOUR DE L’ÉGALITÉ
Confinement: ras-le-bol des injonctions normatives !
MISO ET MASO Investigatrices en études genre
Depuis le début de la crise sanitaire, il est difficile d’échapper aux conseils divers et variés pour continuer à vivre comme en temps normal, ou si tel n’est pas le cas, pour «réussir son confinement». Tous ces avis, par-fois bienvenus, lorsqu’ils s’inscrivent dans l’économie du partage et la solidarité, sont malheureusement autant de rappels à l’ordre, de réaffirmation des normes sociales, qui n’échappent pas aux stéréotypes de sexe.
Tout d’abord, il s’agit de réussir la «fameuse conciliation travail-famille». Les réseaux sociaux et les groupes de discussion de parents d’élèves mettent en avant, si ce n’est en scène, des modèles de réussite: on se croirait dans une publicité pour la chicorée ou la pâte à tartiner, où une famille souriante se réunit autour de la table du petit déjeuner. Tout va bien, tout le monde y trouve son compte, les enfants sont enthousiastes et dociles et travaillent en silence, ce qui permet aux parents de faire leur télétravail en ne perdant rien de «l’efficacité» obtenue en temps normal au bureau. Place ensuite aux activités ludiques et sportives. Sachant que la «conciliation» est difficile et repose, comme les devoirs, principalement sur les mères, la situation actuelle est de l’ordre du casse-tête. Constatons que bien qu’également confinés, les pères apparaissent peu, la conciliation décidément ne semble jamais les concerner.
Ensuite, après les paniques initiales autour d’éventuelles carences d’approvisionnement alimentaire, où il a semblé que tout le monde allait devoir (vouloir) refaire son pain à la maison, un vieux modèle refait surface, avec la complicité des femmes elles-mêmes: celui de «la femme au foyer» des années cinquante. Ainsi, il «faudrait profiter» du confinement pour ré-endosser ce rôle et préparer petits plats mijotés, desserts et gâteaux pour le goûter, censés remonter le moral des troupes et occuper les enfants après le travail scolaire. Bon, contrairement au modèle d’origine, rappelons qu’aujourd’hui il faut assurer son activité professionnelle, qui se fait, pour certaines, en télétravail.
Enfin, il est attendu que nous restions en forme, pas uniquement en bonne santé physique, mais si possible minces et musclé-e-s, et ce malgré le confine-ment. Les réseaux sociaux, les clubs sportifs, les fitness, les écoles, mais aussi les médias traditionnels nous noient sous les conseils en images ou en vidéo pour entretenir nos corps. Si cette injonction s’adresse à toutes et tous, on connaît bien la pression particulièrement forte qui s’exerce sur les femmes en matière de conformité physique. Malheureusement, cette crise sanitaire a lieu au printemps, période où on nous ressert cures de détox improbables, régimes en tout genre, activités physiques pour gagner un corps parfait avant l’été. Et là, on n’y échappe pas, on ne sait pas encore de quoi notre été sera fait, mais au cas où, il faudra être au top !
La crise sanitaire a imposé une réorganisation de quasi toute notre vie: le travail, la gestion des enfants, les loisirs, les relations sociales, rien n’y a échappé. Ce changement majeur aurait pu se traduire par une répartition plus égalitaire du travail non rémunéré dans les ménages, par des prises en charge des tâches différentes, par l’endossement de modèles novateurs. Les futures enquêtes nous diront si les lignes ont bougé. Entre expériences personnelles, témoignages, médias, il semble plutôt que cette situation inédite ait réaffirmé les normes. A l’heure des réunions zoom et des apéros Skype, le modèle Kinder, Küche refait surface, la Kirche en moins (celles-ci étant fermées). S’ajoutent à cela les injonctions sur les corps, sur la manière de gérer son couple et sa sexualité. Toutes ces injonctions sont déjà difficiles à supporter en temps normal, alors dans le contexte actuel, où la réflexion collective et le partage militants se font rares, on culpabilise seule dans son coin, on fait le poing dans sa poche et on porte sa croix en silence.
M et M
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