rehab des utopies

Le Courrier du jeudi 14 mai 2020

 

AGORA

 

La réhabilitation des utopies

 

Après-crise - La pandémie a réhabilité avec éclat le rôle de l’État-providence, selon Nadia Boehlen. Et c’est cet État-providence qui est le plus à même de dynamiser une relance économique «dans la mesure où il ne lui sacrifiera pas ses objectifs environnementaux».

 

NADIA BOEHLEN - Porte-parole d’Amnesty International Suisse

 

Ce silence étrange, le chant des oiseaux qui se détache sur le bitume, le souffle des arbres dont on ressent plus fortement la présence. Moment suspendu, hors du temps et de la frénésie qu’impose notre monde. Combien de choses cette étrange période nous aura-t-elle révélées? Quel avenir nous aura-t-elle permis d’entrevoir, et peut-être même d’esquisser ?

La fragilité de pans entiers de nos populations, personnes âgées et isolées, malades chroniques, indépendants aux revenus incertains, artistes, employés de secteurs informels, clandestins, femmes de ménage, déménageurs, ouvriers ou hommes de chantier. Les files d’attente des plus démunis-es pour recevoir des sacs de nourriture. Le courage de celles et ceux qui ont été au front, personnel soignant, employés-es des grandes surfaces ou des services de voirie dont on a enfin considéré la valeur du travail, sans consentir toutefois à une revalorisation formelle et pécuniaire de leur profession. Et le travail accru de bien des femmes, qu’elles aient cumulé home-office et home-schooling ou cohabité avec leur compagnon ou leur mari à temps plein, pensant encore et toujours pour eux les diverses tâches ménagères et éducatives démultipliées en raison du confinement. La nécessité de leur venir en aide par divers mécanismes de solidarité et de correction des inégalités.

La pandémie aura aussi réhabilité avec éclat le rôle de l’État-providence. Les pays où celui-ci a été maintenu ont payé un tribut moins lourd à la pandémie. Là où des années d’austérité ont élimé le système de santé, affectant les infrastructures des hôpitaux, notamment leur capacité d’accueil en soins intensifs et leur stock de matériel, les morts ont été plus nombreux. Là où l’État a agi rapidement non seulement en imposant des mesures de confinement, mais en investissant et en réaffectant des ressources dans ses hôpitaux publics pour aménager en urgence des services en unités de soins intensifs, les morts ont été moins nombreux. Là encore où il a conservé suffisamment de prérogatives pour orchestrer un train de mesures, chômage partiel, exemptions fiscales, injection de liquidités aux entreprises, indemnités de pertes de gains, mesures sectorielles spécifiques à la culture et à certaines professions, il a protégé plus efficacement la population contre les effets sociaux engendrés par l’effondrement de l’activité économique. Et, dans la mesure où il ne lui sacrifiera pas ses objectifs environnementaux, ce sera l’État-providence, toujours lui, qui stimulera le plus efficacement la relance économique.

En montrant les faiblesses du modèle économique libéral, la crise du covid-19 nous aura rappelé la vacuité de nos sociétés individualistes, de l’argent et de toute entreprise s’ils ne sont pas générés pour le bien du plus grand nombre et de l’humanité. Oui, cette crise aura remis au goût du jour les utopies. Elle aura été un appel fulgurant pour repenser notre économie du gaspillage, où nous produisons, consommons et jetons des biens dans un mouvement perpétuel, alimentant un système absurde et destructeur.

Usines à l’arrêt ou au ralenti, chute de la circulation, la pandémie aura aussi contribué, notamment dans les grands centres urbains et industriels, à une diminution massive des émissions de C02. La nature a repris ses droits, plus présente, plus foisonnante et plus saine. Cette période aura été une invitation à regarder le monde qui nous entoure comme un ensemble vivant. Et pour-quoi pas, à l’entendre murmurer et respirer, plutôt que d’en exploiter inlassablement les richesses. Oui, cette période aura été un plaidoyer pour une société plus verte, plus solidaire, plus lente et relocalisée.Bien sûr l’activité économique reprendra, et avec elle, son lot d’entreprises voraces et destructrices.

Bien sûr, à nouveau nous nous plierons à notre rythme de vie effréné et à toutes les activités futiles qui lui sont inhérentes. Bien sûr, les utopies n’ont pas le pouvoir de transformer nos sociétés du jour au lendemain. Pourtant, avec le temps, leur pouvoir visionnaire et transformateur ruisselle dans nos quotidiens, nos manières de faire et de penser, et a le don d’améliorer les sociétés humaines. Ce sera le cas une nouvelle fois après cette crise du coronavirus.

NB

 

 

Le Courrier - Édition du jeudi 15 mai 2020

 

 

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